La négociation, un outil de gestion de conflit
Par Julien Lecomte, Chargé de communication à l’Université de Paix.
Le mot « négocier » peut se définir étymologiquement comme « faire du commerce, commercer ». Christophe Dupont (DUPONT, C., 1982), considère la négociation dans un sens large comme une « activité mettant face à face deux ou plusieurs acteurs qui, confrontés à des divergences […], choisissent la recherche effective d’un arrangement pour mettre fin à cette divergence […] ». Il s’agit donc d’une pratique qui prend place en situation conflictuelle, c’est-à-dire dans un contexte d’intérêts antagonistes.
Formulé autrement, la négociation est un moyen mis en œuvre, un mode de gestion particulier d’une situation de désaccord, d’objectifs concurrents.
R. Fisher et W. Ury (FISHER, R., URY, W., 1982) distinguent quant à eux deux types de négociation. Ils appellent négociation « distributive » une situation dans laquelle chacun cherche principalement à maximiser ses gains, au détriment des profits de l’autre. Celle-ci représente une démarche compétitive, où se creusent les rapports de force et où se démarquent gagnants et perdants. Elle se différencie de la négociation « coopérative » ou « raisonnée » (sur « le fond du problème ») qui renvoie à toute situation dans laquelle les acteurs cherchent à résoudre le désaccord dans le but de maximiser la satisfaction de chacun. Il s’agit d’un mode de gestion coopératif, « gagnant-gagnant ».
Nous allons nous concentrer principalement sur ce dernier type de stratégie, dit coopératif, dans lequel les parties cherchent conjointement une solution qui maximise leurs gains mutuels.
Le conflit en général est souvent envisagé dans une acception négative, selon laquelle au moins une des parties ressort égratignée, blessée, perdante. Intrinsèquement, sa définition est porteuse de cette signification. Concrètement, nous adoptons une vision du conflit qui considère celui-ci simplement comme une situation de désaccord, mais dont l’issue se définit en fonction de la gestion de celui-ci.
Autrement dit, selon cette délimitation conventionnelle, un conflit peut très bien aboutir à des conséquences positives, s’il est bien géré. En adoptant cette autre manière d’envisager les divergences, nous privilégions également des types de comportements constructifs, à travers lequel se travaillent non seulement les objectifs, mais également les relations mutuelles.
Dans une négociation, étant donné qu’il est question d’intérêts, d’objectifs, il est aussi question de stratégies, plus ou moins conscientes. Nous considérons que les outils de négociation correspondent avant tout à des réflexions stratégiques sur base de différents enjeux concrets, et non à des préceptes dogmatiques à appliquer comme autant de pseudo-recettes. Pour le dire autrement, la plupart des principes d’une négociation réussie ne sont au final que la traduction d’un questionnement prenant en compte les différentes dimensions d’un problème donné, dans une optique de résolution satisfaisante pour les parties en présence.
Ces précisions effectuées, passons en revue quelques stratégies pratiques de négociation.
Stratégies pratiques de négociation
1. Selon Fisher et Ury
R. Fisher et W. Ury (op. cit.) recommandent de progresser par l’étude de problèmes. Ils préconisent de traiter séparément les personnes et le différend, de se concentrer sur les intérêts en jeu et non sur les positions de chacun, de définir des critères de satisfaction par rapport aux résultats et enfin d’imaginer plusieurs solutions avant de prendre une décision. Ces principes témoignent d’une volonté d’élargir le cadre : il est simplement question de ne pas amalgamer les différentes dimensions du conflit, et d’adopter un point de vue large, basé sur une optique de collaboration. Au lieu de considérer une opposition entre personnes où chacun a des objectifs propres, les auteurs mettent l’accent sur l’analyse conjointe d’une situation problématique dans l’optique de trouver les solutions qui conviennent le mieux.
La maximisation des gains pour toutes les parties suppose des conditions, notamment :
- des attitudes propices (confiance mutuelle, transparence et volonté de traiter les questions de fond) ;
- des comportements constructifs (se concentrer sur les intérêts, non sur les positions, séparer le brassage d’idées de l’évaluation des situations possibles, régler les différends sur base de critères bien définis) ;
- et enfin un partage de l’information appropriée, soit celle qui permettra au mieux de déterminer les enjeux pour chacune des parties.
Ces conditions impliquent une remarque sur laquelle il convient d’insister : nombreuses sont les situations pour lesquelles la négociation coopérative n’est pas adéquate. Nous soulignons le caractère intentionnel primordial de cette modalité de gestion des désaccords. Sans confiance, sans volonté partagée d’arriver à des solutions satisfaisantes pour toutes les parties, ou encore lorsque la divergence est forte et accompagnée d’une dissymétrie de pouvoir trop élevée, négocier de la sorte n’est pas approprié.
En bref, il convient d’être au clair avec ses objectifs, au niveau des gains comme des relations, mais aussi avec les enjeux (ce qu’il y a également à perdre !) et de préparer une stratégie et des tactiques –mises en œuvre concrètes– en conséquence.
Dans ce cadre, la préparation est extrêmement importante. Souvent, dans les mises en situation que nous expérimentons, nous assistons à des échanges dont les objectifs et multiples enjeux ont été insuffisamment interrogés au préalable.
2. Le concept de « MESORE »
R. Fisher et W. Ury élaborent également le concept primordial de « MESORE » (« BATNA »), « meilleure solution de rechange/repli ». La meilleure solution de rechange équivaut non pas à ce qui est non-négociable, mais à la position qui détermine la réussite ou l’échec de la négociation.
Cette notion doit être très clairement distinguée d’une base minimale de négociation qui consiste à déterminer à l’avance des critères non-discutables. Cet écueil souvent rencontré se base sur l’idée qu’un gain ne peut s’obtenir qu’en retirant quelque chose à l’autre partie (Cf. DE BILLY, C., SCHERMERHORN, J. R., HUNT, J. G., OSBORN, R. N., 2010), ce qui est typique de la négociation compétitive. De manière générale, le vocabulaire du débat ou de la discussion s’apparente régulièrement à un domaine conceptuel que l’on pourrait qualifier de « guerrier » (cf. LAKOFF, G., JONHSON, M., 1985). Ce comportement fréquent représente parfois un frein à la compréhension mutuelle, et surtout à la recherche créative de solutions. Autrement dit, il peut être biaisant que les personnes arrivent en négociation non seulement avec des exigences préalables, mais aussi avec un certain type de croyances sur la nature même du processus, qui peuvent engendrer par ailleurs des surenchères irrationnelles.
Une étude constate d’ailleurs les impacts de ce genre de présupposé : moins une personne argumente, plus elle a de chances que sa proposition initiale soit considérée sans contre-argumentation (source).
Par contre, avoir envisagé des solutions alternatives de repli en cas de difficultés est un instrument qui peut donner de la force aux arguments, permettre de mieux comprendre les intérêts de chacun, et surtout là où il n’est plus avantageux de discuter. C’est un signal d’alarme qui définit non pas les choses spécifiques qui sont non-négociables, mais bien la zone de négociation. C’est un outil concret qui éclaire les objectifs et les enjeux qu’une personne peut avoir à négocier, et qui peut de surcroît équilibrer les rapports de force. On ne négocie plus alors en fonction d’une relation hiérarchique, mais bien ensemble par rapport à un problème commun.
En ce sens, la « MESORE » est surtout un indicateur à définir au préalable par le négociateur, afin de préparer au mieux la situation de négociation. Elle comporte des limites, en pratique, et n’est pas appropriée pour toutes les situations d’opposition, mais demeure intéressante dans la mesure où elle permet de clarifier les enjeux (sur les limites de la « MESORE », Jean Boivin émet des réserves similaires, cf. BOIVIN, J., 2006).
3. MESORE dans un cas de négociation salariale
Imaginons un cas classique de négociation salariale entre un travailleur et son employeur. Il y a a priori un rapport hiérarchique entre la personne qui demande l’augmentation et celle qui a le pouvoir de l’accorder ou non. Le travailleur concerné estime qu’il ne peut plus travailler dans les conditions actuelles. Admettons que, dans ce cas précis, celui-ci a postulé dans une autre association. Si sa situation actuelle ne change pas, ou empire en fonction des risques, c’est-à-dire si la négociation échoue, il a la possibilité de remettre son préavis pour aller travailler ailleurs. Il se prémunit de cette manière en quelque sorte des jeux de pouvoir liés à la hiérarchie.
Les enjeux sont multiples : le travailleur entre en négociation à la fois parce qu’il espère être augmenté, mais aussi parce qu’il désire rester dans l’organisation dans laquelle il travaille (le cas échéant, il ne négocierait même pas et s’en irait, ou négocierait autre chose, comme les conditions de son préavis). Quant à l’employeur, il n’a peut-être pas très envie d’augmenter son travailleur, mais la perspective de devoir embaucher voire former une nouvelle personne n’est sans doute pas réjouissante non plus à ses yeux.
Souvent, dans une situation-problème, il y a bel et bien des enjeux communs. Si l’on se borne au désaccord a priori entre augmenter ou pas augmenter le salaire, forcément la progression est délicate.
La solution de repli envisagée ici n’est pas un élément de chantage, de pression contraire à la négociation, dans la mesure où il met en évidence notamment l’objectif de rester dans l’institution, de trouver une solution commune. La solution de repli correspond donc à la situation la plus satisfaisante s’il n’y avait pas de négociation, ou encore si elle échouait.
La question est : l’employeur a-t-il réfléchi à sa propre meilleure solution de repli ? Quels sont ses enjeux ? En s’interrogeant de la sorte, dans une optique de satisfaction mutuelle, un employeur peut mettre en lumière des pistes que le travailleur n’a peut-être lui-même pas envisagées : est-il question uniquement d’argent ou de gratitude, de responsabilités, d’épanouissement, de plan de carrière… ? Cette réflexion peut mettre en évidence l’existence de solutions créatives potentielles…
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