Ce témoignage a été initialement publié dans la revue périodique trimestrielle n°73, en 2000.
Jean De Munck est Sociologue, Professeur à l’Université catholique de Louvain.
Je n’ai connu ni le Père Pire, ni la décolonisation, ni les manifestations de résistance à la guerre du Vietnam, ni l’agitation socioculturelle des années 1970. Trop jeune pour cela, j’arrivais à l’âge d’homme quand déjà, on rangeait les chaises et on ramassait les bouteilles vides du grand happening de la jeunesse contestataire des années de croissance. Peu m’importaient les adieux à la révolution, au mouvement hippie, aux mobilisations de masse : je n’avais point la nostalgie de l’histoire des autres. Pourtant, en rencontrant l’Université de Paix au milieu des années 1980, c’est un peu de cette histoire qui attrapait par la veste le jeune présomptueux que j’étais à vingt cinq ans, l’obligeant à se retourner sur un passé qui avait quand même, quoi qu’il en pensait, préfiguré ses rages, ses idéaux et ses espoirs.
L’Université de Paix, et les personnes qui tournaient autour d’elle, furent d’abord pour moi les témoins bien vivants d’un apprentissage collectif de la non-violence et de la justice, gardant une mémoire active de débats, de luttes et d’expériences accumulés depuis les années 1950. Sans l’Université de Paix, son ancrage dans les réseaux internationaux, sa présence dans le champ de la formation, ces apprentissages, pourtant pas très anciens, auraient été perdus dès les années 1980. Au cours des réunions d’objecteurs de conscience, au fil de sessions de formation, je découvrais Jean Van Lierde parlant, les yeux brillants d’étoiles, de son ami Patrice, un nommé Gordon à la méthode célèbre (qui ne me convint guère), les jeux coopératifs, la guerre d’Algérie des pacifistes français, les inénarrables projets de résistance civile, distillés en petites brochures invendables, et la montagne vibrante du Larzac, régnant en majesté sur toutes les utopies d’un temps bouleversé.
Embarcadère inattendu pour une histoire dispersée dans les mémoires des gens, dans des documents ronéotypés et les pratiques collectives, l’Université de Paix n’était pourtant pas un conservatoire. Au contraire, je m’aperçois aujourd’hui que son environnement a plutôt rempli pour moi la fonction d’une boussole, permettant de situer le présent dans une trajectoire et d’y tracer une orientation en mesurant ce qui, à l’époque, nous rapprochait, mais aussi ce qui nous séparait de la culture des mouvements de paix qui nous avaient précédés. La difficulté que nous rencontrions au cours des années 1980-1990 était en effet principalement une difficulté de compréhension de notre propre situation historique. Autour de nous, le monde changeait très vite et d’une manière imprévisible, de sorte que le fil de l’histoire semblait rompu. En France, Mitterrand enterrait très méthodiquement les derniers restes de la gauche industrielle. D’une manière générale, dans toute l’Europe, l’enthousiasme militant s’étiolait, vaincu par la crise. Avec la chute du Mur, s’effondraient tous les repères de la guerre froide, mais aussi ceux des luttes pacifistes qui s’y étaient formées. L’OTAN changeait de nature, l’armée changeait de rôle. Le service militaire obligatoire rendait l’âme, et avec lui le régime de l’objection de conscience, mais sans que la paix fut gagnée, loin s’en faut. Une nouvelle problématique de la violence émergeait sous nos yeux, inédite et indéchiffrable. D’abord, dans nos propres sociétés, surgissait une violence nouvelle, dénuée d’ennemis déclarés, une violence d’émeutiers et d’exclus, une violence sans programme. A l’extérieur aussi, la guerre du Liban, suivie par celle de l’ex-Yougoslavie préfiguraient de nouveaux affrontements « de basse intensité » (comme on dit au Département d’Etat), aux adversaires incertains et multiples.
Fin de partie pour les mouvements de paix ? Oui et non. D’autres projets voyaient le jour en ces années de mutations. On commençait à parler de médiation, d’éthique de la discussion et de société flexible. Le dialogue interculturel était projeté au centre de la scène. De nouveaux registres moraux – le respect des subjectivités, la reconnaissance des crimes du passé, la délibération authentique – étaient mobilisés pour reformuler des projets.
Des dispositifs de négociation voyaient le jour, à la frontière du judiciaire, dans les écoles, dans les quartiers. L’Université de Paix fut un des lieux, en Belgique francophone, où l’exploration de cette nouvelle problématique a été possible. Parce qu’elle se souvenait, l’Université de Paix a été capable de se remettre à apprendre pour continuer de transmettre. Dans le champ nouveau de la formation à la résolution des conflits, elle s’est distinguée d’emblée par son souci de mêler à la technique de la médiation une réflexion éthique et politique qui lui venait, en droite ligne, de sa tradition. Quant à moi, j’y gagnais plus que je n’apportais : la réflexion théorique, à laquelle me voue ma profession, s’enrichissait à l’Université de Paix d’une fréquentation de la vie et de la pratique de médiateurs sur le terrain.
Tout compte fait, si la trajectoire de l’Université de Paix m’apparaît exemplaire aujourd’hui, c’est d’avoir réussi à soutenir pendant presqu’un demi-siècle la seule fidélité qui compte : celle qui nous fait changer.