Par Laurent Marchesi, initialement publié dans le trimestriel n°88, en 2004.
Panaziota, Rainer, Hilde, mais aussi Nicole, Till, Christina, José… Autant de prénoms et de visages qui me reviennent en mémoire. Autant d’échanges, d’interrogations intéressantes avec ces enseignants et ces élèves venus des quatre coins de notre vieille Europe en mal de constitution. Autant d’accents, de sourires, de gentillesse dans cette gigantesque implantation aux couloirs tortueux. Autant d’expériences dont j’ai l’envie de vous entretenir un peu…
Tout commence en 2003. Avec ma collègue détachée pédagogique, Axelle Sassoye, nous arborons fièrement les rues d’Etterbeek, cité des arts. Boulevard Général Jacques, campus de la VUB, Colruyt, nous voici à L’Ecole Européenne. Les bâtiments en imposent, tout neufs. Outre sa valise, Axelle est chargée d’une conférence autour des concepts de Graines de Médiateurs. Moi je suis encore dans ma période de formation tout nouveau. J’imagine déjà la foule scandant nos prénoms, les autographes à signer, les petits fours… effectivement en matière de petits fours je ne serai pas déçu. Très peu de professeurs ont répondu « présent ». Qu’à cela ne tienne. La conférence se transforme en rencontre. Ma collègue ne se démonte pas et présente avec brio les concepts de graines de médiateurs.
Les questions ne fusent pas vraiment. Quelques enseignants nous connaissent déjà, semblent séduits. D’autres semblent plus sceptiques. Pourquoi sommes-nous là ? Que souhaitent les personnes présentes ? Que voudrait la direction ?
Quelques mois plus tard (entre-temps Axelle est retournée dans ses classes à Bruxelles), coup de fil de la psychologue scolaire de l’école. Des élèves du secondaire supérieur, une petite dizaine, seraient intéressés par le projet : ils souhaitent être formés à la médiation par les pairs en 3 jours. J’en parle à notre secrétaire générale, Mireille, et aux autres formateurs. La médiation est un processus qui prend du temps. Nous pouvons leur proposer une formation à la gestion des conflits (inclus quelques aspects portant sur la médiation), mais certainement pas les former à la médiation en si peu de temps.
Je décide donc de rencontrer l’équipe pédagogique et les élèves intéressés pour leur exposer notre point de vue. Il leur est difficile d’entendre mes arguments. Ils veulent de la médiation. Est-ce le mot « conflit » qui leur fait si peur ? Où veulent-ils aller ? Je me sens coincé entre l’enclume et le marteau d’autant qu’ils veulent organiser cela en après-midi les mercredis. Ce n’est guère dans notre habitude de travailler en demi-journée mais si les élèves sont prêts à travailler le mercredi après-midi, c’est que quelque chose doit drôlement les motiver… : ne laissons pas s’envoler de telles énergies !
Et puis je renoue avec mon « ancien » métier, professeur de français dans le secondaire supérieur dans la région du Centre. Je les connais bien ces adolescents aux cent (ou sans) questions.
Et nous voilà partis, à raison d’un mercredi par mois environ à tenter la gageure de former une poignée d’élèves bigarrés aux accents planétaires dans une petite salle sans fenêtre que je peine à trouver dans ce dédale aux mille portes. Eux, ce qu’ils veulent c’est devenir médiateurs. J’essaie de tempérer leurs ardeurs jouvencelles. Gérer le conflit c’est aussi être patient. Nous jouons beaucoup. Ils n’ont pas envie (comme je les comprends !) d’un cours magistral de plus. Nous apprenons aussi beaucoup les uns des autres. Je découvre que dans ce milieu soi-disant favorisé, huppé même, les jeunes ont vraiment des difficultés à se livrer, à partager, à se connaître simplement. Je les sens aussi parfois perdus, perplexes surtout quand ils affichent leurs airs conquérants et frondeurs.
Et mes petites araignées tissent tellement que les enseignants, leurs professeurs pour certains ont des échos de la formation et demandent à être formés à leur tour. L’expérience a fait une telle tache d’huile qu’une autre formatrice (A Classroom of Difference) a déjà été contactée pour former un autre groupe en langue anglaise. Et toujours les mercredis… Où vais-je pouvoir caser toutes ces formations ?
C’est un vrai plaisir de retrouver ces enseignants anglais, italiens, espagnols, grecs, allemands et j’en oublie : qu’ils soient tous remerciés pour leur gentillesse et leur désir d’apprendre même le mercredi.
Ce n’était pas gagné d’avance… Leur ai-je suffisamment insufflé l’envie de faire des choses différentes dans leur établissement. Est-ce souhaitable ? A eux de voir. Beaucoup en tout cas ont éprouvé le désir d’aller plus loin et vont, j’en suis sûr, développer quelque chose. J’ai pour ma part présenté un projet à la direction assez ambitieux avec ma collègue anglaise (formation des enseignants à la médiation, formation de formateurs et supervisions). Espérons que ce projet pourra répondre à leurs attentes.
Dans la toute première école où j’ai enseigné (Institut Léo Collard de Mons), un prix européen vient d’être décerné pour la mise en place d’un « sas de décompression » (cellule d’écoute). Il a fallu pour cela que de graves faits de violence fassent réagir les politiques et les enseignants. J’ai envie de dire aux professeurs, aux élèves, aux directeurs et aux politiciens : « N’attendez pas qu’il y ait des morts pour mettre en place une réelle politique de prévention à la violence et au conflit ». Notre boulot à nous formateurs, c’est parfois de semer des graines. Comme les enseignants nous ne savons pas toujours à long terme quel sera le fruit de notre travail. Pourtant quelque chose nous dit que c’est important. Il nous arrive de nous trouver dans des situations parfois abracadabrantes : conférences à la demande d’une association de parents pour 20 personnes quand on en attendait 100, formations dont les enseignants apparemment ne veulent pas, etc. La foi peut en prendre un solide coup dans l’aile.
Et puis un matin, vous recevez un coup de fil ou votre directrice vous dit : « Tu sais, un certain José de l’Ecole européenne a appelé. Ils veulent commencer une formation en primaire ». Un participant vient vous voir et vous dit : « Vous savez, il suffit que je pousse la porte de votre association et je me sens ressourcée ». Et toute l’énergie que vous avez dépensée à vous dire : « A quoi bon tout cela ? Si les hommes veulent s’entretuer, qu’ils le fassent… sans moi ! » se transforme illico et vous vous dites : « Le monde est finalement plein de gens comme moi, à rencontrer, à aimer, avec qui je peux partager même quand ils semblent en résistance, quel métier extraordinaire je fais ! »
Il dépend de nous de semer au gré des semaines ou des semestres. Il dépend de vous que la germination soit lente ou plus rapide. Pour les récoltes, elles viendront toujours en leur temps.