La « décentration », une compétence transversale en gestion de conflits
La décentration est la capacité à pouvoir adopter d’autres points de vue que le sien.
Par Julien Lecomte
Lors de mes premiers modules en tant que formateur à l’Université de Paix, j’ai parfois été surpris par les retours de certains participants. Lorsque je leur demandais ce qu’ils avaient retenu de la formation, ils me répondaient qu’ils avaient appris que les autres ne partageaient pas nécessairement leur opinion quant à la thématique. Au début, je m’interrogeais : n’y avait-il pas d’autres apprentissages à retirer de ce module ? N’ont-ils rien retiré en termes de contenus ?
Avec un peu de recul, je me demande aujourd’hui : et si ce qu’ils avaient expérimenté n’était pas au final encore plus important que les « contenus » de la formation ?
La décentration, au « centre » de la gestion de conflits
Notre fondateur, Dominique Pire, disait déjà que pour lui, le dialogue authentique consistait à « pour chacun à mettre provisoirement entre parenthèses ce qu’il est et ce qu’il pense pour essayer de comprendre et d’apprécier, même sans le partager, le point de vue de l’autre ».
Autrement dit, dans l’intention fondatrice de l’Université de Paix, il y a cette idée de pouvoir pleinement adopter le point de vue de l’autre. Pire précise bien : cela ne veut pas dire « être d’accord avec lui ». Cela ne veut pas dire tolérer l’intolérable. Cela signifie simplement « se mettre à sa place », provisoirement, pour voir la réalité telle qu’il la voit. C’est faire l’effort de partager pleinement son vécu.
Pouvoir comprendre le point de vue de l’autre peut déjà permettre d’éviter bien des malentendus. Combien de fois n’ai-je pas assisté à des « dialogues de sourds » dans lesquels des personnes auraient pu se mettre d’accord simplement en prenant le temps de bien comprendre ce qu’elles voulaient vraiment se dire ?
De plus, « partager le point de vue de l’autre » consiste à comprendre sa réalité derrière ses opinions. Des personnes peuvent être en désaccord et pourtant comprendre la raison d’être de la position de l’autre. Par exemple, si une collègue juge que l’on ne peut pas me faire confiance, je peux tâcher d’éclaircir avec elle ce qui lui fait dire cela. Il s’avère qu’en fait, j’ai été deux fois en retard pour un rendez-vous avec elle, et du coup, elle a besoin d’être rassurée quant à notre collaboration future. En comprenant sa perception de la réalité, je suis mieux en mesure d’agir et de dialoguer avec elle.
La décentration n’est pas qu’un processus intellectuel
En s’arrêtant ici, on pourrait croire qu’il s’agit d’une aptitude purement « cognitive ». Au contraire, à l’Université de Paix, nous insistons beaucoup notamment sur l’empathie. L’empathie, c’est la capacité de pouvoir comprendre le vécu d’autrui au niveau émotionnel. Ce n’est pas nécessairement ressentir la même émotion pour les mêmes raisons que l’autre. En quelque sorte, l’empathie, c’est une forme de décentration émotionnelle.
L’éthologue Frans de Waal va encore plus loin. Pour lui, l’imitation et l’empathie sont aux racines de notre intelligence et de notre moralité. Si nous arrivons à apprendre des choses, c’est parce que nous sommes capables de reproduire les gestes, les mimiques ou les comportements d’autrui. L’imitation est une forme de décentration comportementale. Nous percevons que l’autre est différent de nous, et qu’en même temps, si nous faisons comme lui dans la même situation que lui, nous obtiendrons peut-être un résultat similaire au sien. L’autre n’est pas moi. Pour Frans de Waal, plusieurs animaux partagent un sens moral et une forme d’intelligence avec les êtres humains, parce qu’ils démontrent qu’ils sont aptes à imiter et à manifester de la compassion envers leurs semblables.
Il pense que l’empathie est aux racines de notre ressenti de la justice : c’est parce que nous pouvons nous mettre à la place de l’autre et le considérer comme un semblable que nous pouvons éprouver – dans les tripes – si un traitement est équitable ou non.
> Pour aller plus loin : « Rencontre avec Frans de Waal. L’empathie, des animaux aux humains » (Sciences humaines, 2010).
La décentration n’est pas innée
Le pédagogue Jean Piaget s’est également intéressé de près aux facultés de décentration. Il observe qu’avant 18 mois, lorsqu’un enfant doit choisir entre donner un brocoli ou un biscuit à un adulte, il donne le biscuit, même si l’adulte dit « beurk » en croquant le biscuit. Après 18 mois, il donne le brocoli. Cela veut dire qu’à ce stade de développement, il a intériorisé que l’adulte avait des préférences différentes des siennes. Il ne se contente plus de projeter ses propres goûts et arrive à se mettre à la place de l’autre.
Cette aptitude est au fondement de l’intelligence en général. En effet, si un individu est incapable de prendre en compte un nouveau point de vue que le sien, il est incapable d’acquérir de nouvelles connaissances. De plus, la transmission de comportements passe par l’imitation : c’est ainsi que certains mammifères lavent leur salade dans le lac avant de la manger, que d’autres utilisent des outils pour chasser ou pêcher, etc.
Résumons : Pire considère que la décentration est centrale dans le dialogue. La décentration peut être cognitive (comprendre la croyance de l’autre), mais aussi émotionnelle (empathie) et comportementale (imitation). De plus, la décentration n’est pas innée, et en même temps elle est au fondement de l’apprentissage et de l’intelligence. Dès lors, comment la développer ?
Il est biaisé, tu es biaisé… Je suis biaisé
Nous sommes tous capables de nous décentrer, mais ce n’est pas simple. En fait, nous sommes tous biaisés. Cela ne veut pas dire que nous sommes incapables d’avoir une connaissance fiable du monde, un ressenti empathique ou d’imiter correctement un comportement, mais que cela ne se fait pas simplement, automatiquement. La psychologie cognitive et la psychologie sociale montrent au contraire que nous appréhendons la réalité avec des « filtres » déformants, liés à notre identité et à notre vécu personnel.
Ainsi, il est par exemple démontré qu’il existe une tendance sociale à lire les actualités qui confortent nos opinions préalables, en évitant celles qui nous déplaisent. De manières générale et contrairement à une idée reçue, les médias ne semblent pas tant modifier nos croyances que les renforcer. Des sondages en France montrent même que le « sacro-saint » débat de l’entre-deux tours des élections présidentielles n’a jamais eu d’impact sur les résultats !
Ces différentes attitudes par rapport à ce qui va à l’encontre de nos opinions trouvent un écho dans ce que les scientifiques en psychologie sociale appellent les « biais de confirmation ». Concrètement, il s’agit de la tendance à accorder plus d’importance aux éléments qui confirment ma thèse qu’à ceux qui l’invalident.
Par exemple, si je crois que le nombre 23 me porte malheur, je vais porter plus d’attention à ce nombre lorsqu’il m’arrive des malheurs, et je vais y être confronté plus souvent. C’est aussi ce type de biais dont parle Françoise Kourilsky lorsqu’elle explique que nos croyances influencent nos comportements et du coup peuvent amener à s’auto confirmer : si je crois que Jacques ne m’aime pas, je vais me méfier de lui ou le regarder d’une certaine manière. Il va percevoir cela inconsciemment et du coup se comporter de façon froide et distante avec moi. Au final, nos relations seront tendues, et je confirmerai ma thèse selon laquelle il ne m’aime pas.
La mauvaise nouvelle par rapport à ces biais, c’est que ceux à propos desquels nous sommes les plus aveugles, ce sont les nôtres. Nous sommes très forts pour déterminer les failles d’un raisonnement ou les comportements irrationnels d’une autre personne, mais moins efficaces lorsqu’il s’agit d’identifier les nôtres. Comme le dit le philosophe Paul Ricœur : « L’idéologie est toujours un concept polémique. Elle n’est jamais assumée en première personne : c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre ».
Certains auteurs montrent à quel point des dynamiques de groupe peuvent conforter ces tendances. Ainsi, dans un article intitulé « Echo Chambers » (2017), Martin Moore explique qu’après discussion au sein de « groupes d’appartenance », les individus ont tendance à affirmer des opinions encore plus tranchées et polarisées qu’avant d’avoir échangé. Autrement dit, la corroboration sociale amène les gens à être plus confiants et moins nuancés envers leurs propres opinions, et donc moins aptes à les remettre en question et en perspective.
De plus, ce phénomène s’accentue avec les médias sociaux et leurs algorithmes qui nous confrontent davantage aux « sphères » qui nous ressemblent. C’est ce qu’on appelle les « chambres d’écho » ou « bulles de filtres ». Concrètement, il s’agit de bulles relationnelles et informationnelles qui font qu’un individu n’est exposé qu’à certaines infos et à certains points de vue (auxquels il adhère a priori), et pas aux autres.
« Les médias d’information sont accusés d’être des « bulles déformantes », mais en fait ils reflètent la manière dont nous fonctionnons en tant qu’individus. Comme les médias, nous sélectionnons l’information à laquelle nous sommes confrontés. Nous l’interprétons à notre manière et nous en discutons avec nos proches. Pas mal d’études tendent à montrer que nos propres filtres conditionnent davantage nos opinions que les discours des médias ».
Julien Lecomte dans Entretien avec Nurten Aka (COJ) : 8 questions sur l’éducation aux médias (2017)
> Lire aussi Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration » (2017)
Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration »
Dès lors, comment se décentrer ?
La décentration n’est pas innée, et ce n’est pas facile de se décentrer. A l’Université de Paix, bien qu’elle ne soit pas toujours nommée explicitement, la décentration fait partie de notre quotidien en formation.
Au niveau des contenus des formations, nous proposons un ensemble de modules qui questionnent nos croyances et notre rapport à nos croyances.
L’un d’entre eux est spécifiquement consacré aux croyances « bloquantes » qui limitent notre action au quotidien (par exemple, des croyances qu’« il faut » agir d’une certaine manière : « sois parfait », « sois souriant », « sois fort »…). Dans plusieurs autres modules, nous évoquons également différents types de biais cognitifs et tâchons de comprendre comment fonctionnent les croyances.
En estime de soi, nous mettons également en perspective les croyances que l’on peut avoir sur soi-même (« je suis nul en maths ») en les nuançant, entre autres grâce au regard bienveillant des autres participants.
Nous pratiquons également le « recadrage de point de vue » (entre autres en systémique), qui consiste à changer le sens d’une parole ou d’un acte le regardant autrement ou en le transposant à un autre contexte : ainsi, ce jeune qui m’énerve parce qu’il refuse ce que je lui propose, au moins, « il a du caractère ». De plus, dans certaines situations, c’est une force de pouvoir mettre ses limites ! Ce que je perçois comme quelque chose qui m’ennuie peut en fait être vu comme une qualité (et peut-être ai-je des choses à en apprendre…).
Dans le processus de médiation, un des défis du médiateur consiste à « accorder les violons » des personnes en conflit : il s’agit de les amener à parler un langage commun et à comprendre la réalité de l’autre, lorsqu’ils n’arrivent plus à communiquer entre eux. La décentration est également une composante de la créativité lorsqu’il s’agit de construire des solutions : comment puis-je considérer la réalité autrement, hors du cadre ?
Nos formations en communication, de manière générale, mettent aussi l’accent sur des méthodes pour montrer à l’autre que nous lui fournissons une écoute authentique (que nous lui manifestons de l’empathie et sommes capables de reformuler fidèlement l’essentiel de son message) et de lui formuler une demande claire, qui pourra lui permettre au maximum de comprendre nos enjeux, nos valeurs, nos besoins ou nos émotions.
Bref, tout cela pour dire que la décentration est bien un thème primordial dans nos formations, et ce sans être exhaustif.
Au niveau des méthodes, également, nous accordons une attention particulière aux temps d’échanges et de débriefing tout au long de nos formations. Après une activité, nous demandons : « comment vous sentez-vous » ? « Comment avez-vous vécu cette activité » ? « Comment vous êtes-vous comporté » ? « Qu’avez-vous pensé » ? « Quels liens faites-vous avec des situations de tous les jours » ? Par ces questions, nous invitons chacun à être attentif à ses propres émotions, comportements et pensées, mais aussi à ceux des autres participants. Il s’agit de prendre conscience de ses propres « automatismes » et de voir s’ils nous conviennent ou non. Souvent, nous actons les ressemblances et différences entre participants, sans jugement de valeur : « quelqu’un l’a-t-il également vécu comme cela » ? « Une autre personne l’a-t-elle ressenti autrement » ?
C’est aussi une manière de permettre à chacun de s’exprimer, de prendre sa place, et du coup de pouvoir se sentir accueilli et par conséquent disposé à accueillir d’autres points de vue.
Au terme d’un module de formation, certains participants nous déclarent qu’ils y ont appris que d’autres ne vivaient pas nécessairement les choses comme eux. Aujourd’hui, je trouve cela loin d’être candide !