La formation des objecteurs de conscience en Service Civil atteste du rôle de l’Université de Paix dans l’évolution socio-politique vers la paix dans la société. Retour sur une page d’histoire.
Un article de François Bazier, Formateur à l’Université de Paix & Jean-François Lecocq, Collaborateur à l’Université de Paix
Durant 18 ans, de 1976 à 1994, fin de la conscription obligatoire, des milliers de jeunes ont pu suivre les formations organisées par l’Université de Paix en collaboration avec la Confédération du Service Civil de la Jeunesse (CSCJ) du côté francophone (tant pour les formations complémentaires qu’initiales) et du Burgerdienst voor de Jeugd (BDJ) du côté néerlandophone (pour les formations initiales).
Les débuts de l’objection de conscience en Belgique
Pourtant, au départ, notre pays est plutôt à la traîne. La Belgique est l’un des derniers pays démocratiques à reconnaître le droit à l’objection de conscience. Jusque-là, les jeunes voulant choisir de construire et de prendre soin de la vie plutôt que d’apprendre à détruire et à tuer, sont systématiquement enfermés dans les prisons du royaume au mépris des Droits de l’Homme les plus élémentaires. Ce n’est qu’en 1964, que le Parlement belge vote le Statut de l’Objection de Conscience accordant aux jeunes belges le droit de refuser de tuer et d’apprendre à tuer « même à des fins de défense nationale ou collective » (article 1 du Statut). Deux ans plus tard, en 1966, les premiers objecteurs de conscience, libérés de prison, entrent à la Protection Civile -à l’époque la seule organisation de Service Civil reconnue- pour y effectuer un Service Civil de durée double de celle du Service Militaire.
Là, il est prévu une formation de deux mois aux diverses tâches de la Protection Civile, comme le maniement du matériel d’intervention des pompiers, les soins ambulanciers, etc. Rapidement, les ambiguïtés d’un tel organisme soi-disant « civil » se font jour : structure hiérarchique militaire, plans d’urgence inféodés à la structure de défense globale de l’OTAN, etc. Les limites civiles, psychologiques et politiques de la Protection Civile amènent le législateur à voter dès 1969 des amendements au Statut qui ouvrent la possibilité pour les jeunes d’effectuer leur Service Civil dans de véritables Organismes d’Utilité Publique.
Dès lors, la formation prévue dans le cadre de la Protection Civile devient obsolète et il s’indique de trouver une formation plus adaptée aux besoins des objecteurs de conscience de concourir à la paix dans leurs nouvelles affectations de Service Civil. Rien n’existe ici, tout est à inventer.
Des inspirations multiples
Dans la foulée du mouvement des droits civiques aux États-Unis et des méthodes d’entraînement aux actions nonviolentes utilisées par Martin Luther King, le Mouvement International de la Réconciliation – International Fellowship of Reconciliation (MIR – IFOR) en collaboration avec l’Internationale des Résistants à la Guerre (IRG) organisent les premières formations à l’utilisation de l’action nonviolente dans la résolution des conflits et à la problématique de la défense nonviolente à Huy, Nobressart, Rhode-St-Genèse et Liège. En 1974, le ministre de l’Intérieur, Joseph Michel, donne son autorisation aux objecteurs de conscience pour suivre ces formations dans le cadre de leur Service Civil, auprès du MIR.
Jean-François Lecocq, qui deviendra le premier formateur-coordinateur de la formation des objecteurs de conscience en 1976, se rend également en Norvège, premier pays au monde où l’Etat organise depuis peu de telles formations pour les objecteurs de conscience norvégiens en Service Civil. Il fait le point avec quelques chercheurs du PRIO (Peace Research Institute Oslo) et rencontre Erik Saheim, le premier formateur-coordinateur norvégien, qui lui décrit le déroulement et la pédagogie utilisée là-bas avec les objecteurs de conscience en Service Civil, expérience passionnante autant que pionnière.
Le rôle de l’Université de Paix : complémentarité entre initiative des pouvoirs publics et capacité des organisations associatives de formation
Et c’est ici que l’Université de Paix entre en jeu. D’une part, le Ministère de l’Intérieur est un peu perdu dans cette question, il n’a pas les ressources humaines pour organiser de telles formations et se méfie quelque peu des mouvements d’objecteurs de conscience qui les réclament. D’autre part, le Ministère de la Culture française est à l’aise dans la promotion des formations d’éducation permanente avec des publics très divers –cela fait partie de ses missions- et le travail de formation de l’Université de Paix y est bien apprécié.
Aussi, afin d’exemplifier ce qui peut tenir la route dans ce domaine inhabituel pour l’Intérieur, l’Université de Paix signe une convention avec le Ministère de la Culture française, pour initier dans le second semestre de l’année 1976, une première expérience originale de formation officielle des objecteurs de conscience en Service Civil. Trois formations d’une semaine chacune sont organisées sur base volontaire avec la collaboration de la CSCJ. Pour sa part, le Ministère de l’Intérieur accepte que le temps de présence aux formations organisées par l’Université de Paix sous les auspices du Ministère de la Culture soit assimilé au temps de Service Civil.
A partir de là, le Ministère de la Culture va financer chaque année les formations volontaires (qui s’appelleront plus tard « complémentaires ») avec l’Université de Paix pour les objecteurs de conscience en Service Civil et ce, jusque la fin de celui-ci en 1994. Les sujets développés portent sur le civisme particulier dont sont porteurs les objecteurs de conscience : la paix, le sens de l’objection de conscience, la nonviolence, la dynamique du service civil…
Mais l’objectif reste bien que le Ministère de l’Intérieur arrive à assumer sa part de responsabilités -il en a les budgets- en matière de formation des objecteurs de conscience en Service Civil. Le texte du 15 février 1977 du ministre de l’Intérieur, Joseph Michel, explique clairement la philosophie, les objectifs, le programme de la formation des objecteurs de conscience en début de Service et une annexe précise le cadre budgétaire de l’initiative. Le Ministère de l’Intérieur doit prendre en charge 9.550.000 francs et les deux Ministères de la Culture, chacun 1.000.000 de francs pour l’exercice 1977. Hélas, le phénomène est bien connu en Belgique : la chute du gouvernement remet tout en question et les choses traînent ensuite en longueur !
Il faut vraiment remuer ciel et terre et « mâcher » la besogne de l’administration pour qu’une première formation expérimentale à l’entrée du Service Civil finisse par voir le jour en décembre 1981, une deuxième en juin et une troisième en juillet 1982, avec les formateurs de l’Université de Paix et… les observateurs du Ministère de l’Intérieur. Ces trois formations expérimentales eurent le mérite d’illustrer clairement la complémentarité entre initiative des pouvoirs publics et capacité des organisations associatives de formation à porter concrètement un tel projet à une époque où des restrictions importantes étaient décidées quant aux possibilités pratiques de choix d’affectation dans les Organismes d’Utilité Publique de Service Civil.
Mais la longue marche à travers les institutions n’est pas finie pour autant. Il faut attendre le 3 octobre 1984, pour que paraisse au Moniteur l’arrêté royal du 17 août 1984 sur la formation des objecteurs de conscience en Service Civil. Suite à quoi en 1985, est installée, sur une base paritaire, la Commission Pédagogique de la Formation du Ministère de l’Intérieur.
Enfin, le 27 novembre 1987, après consultation publique de 28 organismes de formation, le Ministre de l’Intérieur, Louis Tobback, confie à l’Université de Paix la mise sur pied de 2 jours de formation initiale à l’entrée du Service Civil au Ministère de l’Intérieur à Bruxelles tant en ce qui concerne les objecteurs de conscience du sud que du nord du pays. Et à partir de janvier 1988, chaque objecteur de conscience entrant en Service bénéficiera de cette formation. Au rythme d’environ 2 par mois du côté francophone (avec la collaboration de la CSCJ) et autant du côté néerlandophone (avec la collaboration du BDJ), ces formations se poursuivront sans interruption jusqu’en juin 1994. Des milliers d’objecteurs de conscience en Service Civil en bénéficieront.
De nombreuses perspectives pour l’éducation à la paix et l’action nonviolente
Ce survol rapide de cette page d’histoire ne peut se terminer sans évoquer le grand nombre de personnes qui ont collaboré à ce projet de Paix avec toute leur générosité à contre-courant d’une société qui baigne encore dans une culture de violence. Bien sûr, il y a Jean Van Lierde qui ne s’est jamais rangé malgré ses longs séjours en prison et au fond de la mine, et dont la pensée stratégique fut précieuse ; bien sûr il y a François Bazier qui, après son Service Civil et sa collaboration à l’équipe des formateurs, est venu rejoindre Jean-François Lecocq en janvier 1983 dans la coordination de la formation comme permanent à l’Université de Paix ; bien sûr nous voudrions les citer toutes : elles sont des centaines dans les mouvements de paix, les organismes de Service Civil, les associations, les administrations sans qui ces projets n’auraient jamais pu voir le jour et se poursuivre.
Grâce à toutes ces personnes qui ont œuvré à incarner leur volonté de Paix dans un tel projet, notre pays, à la traîne au départ, est arrivé à la suite de la Norvège, à servir d’exemple pour l’organisation d’un Service Civil qui soit un véritable Service de Paix. Certes, c’est là un exemple trop rare encore dans un monde où les académies militaires et les armées détournent des ressources de vie presqu’infinies pour la violence, la destruction et la mort. Mais ce genre d’expérience montre bien que, quand les hommes et les femmes se montrent déterminés dans leur volonté d’action pour la Paix, un autre monde est possible.
Il faudrait aussi parler d’actions parallèles, comme cette enquête de conscientisation menée avec les objecteurs en Service Civil au début des années quatre-vingt, sous la supervision de l’INODEP de Paris. Il faudrait se pencher sur l’impact du Service Civil des objecteurs de conscience dans les Organismes d’Utilité Publique et l’évolution de leur mentalité. Il faudrait analyser le rôle joué en particulier par les formations complémentaires (plus libres et donc aussi plus créatives que les formations initiales) au sein même de l’Université de Paix dans les problématiques de la gestion positive des conflits.
Pour répondre aux besoins rencontrés, les thèmes abordés dans ces formations se sont fortement diversifiés : entraînement à l’action nonviolente, objection de conscience et changement social, défense civile nonviolente, pratique du jeu de rôle, formation de formateurs, violence et agressivité, violence et obéissance, désarmement et développement, pouvoir et désobéissance civile, reconversion, peur et sécurité, rencontre d’objecteurs européens, gestion/transformation de conflit, outils de résolution de conflit, conduite de réunion et consensus, éducation et nonviolence, médiation, négociation, jeux coopératifs, Europe maison commune, objecteur dans la paix et dans la guerre, Service civil et engagement pour la Paix, démocratie-défense-citoyenneté, nonviolence dans la vie quotidienne, théâtre et expression de soi, etc.
Petit à petit, ces formations intéressent un public plus large et, aujourd’hui encore, certains de ces thèmes sont toujours au programme de l’Université de Paix.
Des archives au CEGES
Pour permettre aux chercheurs de se pencher sur cette page du rôle qu’une institution comme l’Université de Paix peut jouer pour une évolution pacifique de notre société, toutes les archives de la formation des objecteurs de conscience en Service Civil se trouvent maintenant conservées précieusement au CEGES (Centre d’Etudes et de Documentation Guerre et Société contemporaines, square de l’Aviation 29, 1070 Bruxelles – www.cegesoma.be). Cela fait plus de 3 mètres de dossiers classés constituant le fond sur la « Formation des Objecteurs de Conscience en Service Civil ». Dirk Martin, le conservateur en chef, a inscrit ce fond sous le n° AA2310. Ce fond rejoint ainsi le fond n° AA1726 des archives données au CEGES par Jean Van Lierde sur le mouvement pour la paix, l’objection de conscience et le Service Civil. Des milliers de documents uniques sont ainsi sauvés de l’oubli et consultables librement sur place dès maintenant.