Les présupposés moraux des méthodes d’intervention efficaces face au harcèlement scolaire
Le cas de la « méthode Pikas »
Par Julien Lecomte, sur base d’un module de formation de Jean-Pierre Bellon
Jean-Pierre Bellon est professeur de philosophie dans un lycée. Avec Bertrand Gardette, il est l’un des précurseurs des méthodes d’intervention face au harcèlement scolaire en France. En mai 2017, il est venu partager son expérience à la fois spéculative et de terrain avec les formateurs de l’Université de Paix. Dans cet article, nous vous proposons un focus sur les fondements philosophiques communs entre l’approche dite de la « Préoccupation partagée » (ou « Pikas ») et celle dite du « Groupe d’entraide » (ou « NoBlame »).
D’entrée, Jean-Pierre Bellon lance un pavé dans la mare : « à mon avis, le mot « harcèlement » est mal choisi ». Un problème est que c’est un terme fourre-tout. Il est utilisé pour parler de réalités différentes : harcèlement familial, sexuel, professionnel, scolaire, « cyber » harcèlement, etc. De plus, il implique une confusion entre des phénomènes « grégaires » entre jeunes, voire entre enfants, et des situations de violence entre adultes. Cela renforce d’ailleurs l’image du jeune harceleur qui serait un criminel en puissance, par nature…
Existentialisme : l’intimidateur d’aujourd’hui n’est pas le criminel de demain
Bellon préfère parler d’« intimidation » plutôt que de harcèlement entre jeunes. Du reste, sa définition rejoint celles qui font consensus en Belgique : le harcèlement entre jeunes – ou intimidation – implique une disproportion de forces (souvent incarnée par la pression d’un groupe contre une seule personne) et une incapacité à se défendre de la part du jeune en situation de « victime ». Bellon émet des réserves quant à l’intention de nuire du ou des intimidateurs : celle-ci n’est pas toujours avérée, et sa prise en compte n’est finalement pas utile pour résoudre les situations de crise.
Ceci révèle l’un des présupposés fondamentaux des méthodes « Pikas » et du « Groupe d’entraide ». Dans l’imaginaire collectif, le « harceleur » est un « sale gamin », criminel en puissance. Il y a une approche simple et caricaturale qui voit dans celui qui harcèle un « méchant » : il a moins d’empathie, il aime faire souffrir, il va à l’encontre des lois et aime mettre le désordre. Aucun parent ne voudrait que son enfant soit auteur d’intimidations envers un autre individu.
Or, on pourrait se demander s’il existe des profils d’intimidateurs, et si ceux-ci sont davantage prédestinés à devenir des criminels à l’âge adulte. Pour Dan Olweus, les faits de harcèlement scolaire constituent un indicateur prédictif de la criminalité future d’un individu. L’ennui est que ceci est une prophétie autoréalisatrice : lorsque l’on étiquette ou stigmatise des individus ou catégories d’individus, ceux-ci ont tendance à se conformer à leurs étiquettes. Ceci est un phénomène bien connu en psychologie, en sociologie, en psychologie sociale… Cf. les études sur la stigmatisation et l’étiquetage, notamment chez Serge Paugam, Edgar Morin, Françoise Kourilsky, ou encore le concept d’effet pygmalion (ou effet Rosenthal).
Les observations actuelles ont plutôt tendance à montrer qu’il n’existe pas un profil-type de harceleur, si ce n’est en fonction de variables contextuelles (place dans le groupe, climat de classe, etc.). Il existe des individus intimidateurs qui ont un parcours scolaire exemplaire, qui sont engagés pour des causes bienfaisantes, etc. De ce fait, en réalité, voir en eux des criminels potentiels ou avérés aurait un effet plus contreproductif qu’autre chose. Dans Les conduites déviantes des lycéens (2000), Robert Ballion montre d’ailleurs que les sensibilisations moralisantes ont un effet négatif quant aux addictions aux drogues. Voir dans la jeunesse des « violents » ou « drogués » potentiels et s’adresser à elle sur cette base n’est donc pas efficace, au contraire.
En philosophie, il s’agit d’un présupposé existentialiste. Aucun enfant ou adolescent n’est un « harceleur » ou un criminel par nature, dans son « essence ». Personne n’est « agressif » ou « méchant » par nature. Ceci dépend des contextes, des situations, du groupe. Attention, cela ne veut aucunement dire que les actes d’intimidation ne sont pas violents. Ca signifie simplement qu’il est plus efficace de considérer que le jeune peut être autre chose qu’un intimidateur si l’on veut que le harcèlement cesse.
Bellon ajoute : « jamais une punition à elle seule n’a réglé une situation de harcèlement ». On n’est par ailleurs jamais assuré que celle-ci soit ni juste, ni efficace.
Ce présupposé existentialiste rejoint un fondement humaniste que l’on retrouve aussi dans la Communication NonViolente de Marshall Rosenberg (CNV) par exemple. Dans la CNV, un individu n’est « violent » qu’en fonction de circonstances qui font que ses besoins ne sont pas assouvis. Personne ne « nait » intrinsèquement mauvais ou belliqueux. Un comportement violent est la conséquence de la frustration résultant d’un besoin non-assouvi, d’une émotion qui n’a pas été exprimée ou entendue. A l’origine de la violence, il y aurait donc avant tout un besoin universel, qu’il s’agisse d’un besoin vital (manger, boire, se reposer…) ou social (sécurité, appartenance, calme, etc.).
Cela rejoint également les propos d’Hannah Arendt, qui a suivi de très près le procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann. Eichmann n’avait pas de haine (animosité ou hostilité) particulière envers les juifs. Il n’avait pas non plus de motif, de motivation particulière. Il ne s’agit donc ni d’une intention hostile, ni d’une vision idéologique. Selon ses dires, Eichmann n’a fait que « suivre les règles ». Eichmann n’était pas stupide : il ne se sentait simplement pas « touché » par ses actes. C’est sur cette base qu’Arendt développe l’idée de « banalité du mal » : n’importe quelle personne (tout être humain « banal », ordinaire) peut commettre le mal le plus atroce si cette personne n’exerce pas son jugement moral (en l’occurrence, qu’elle ne se sent pas « responsable » de ses actes, qu’elle ne s’interroge pas sur leur moralité…).
L’individu et le groupe : conformisme et dilution de responsabilité
Pour Jean-Pierre Bellon, cette notion de « banalité du mal » permet de bien comprendre la plupart des phénomènes d’intimidation. Un certain nombre d’expérimentation en psychologie sociale corroborent d’ailleurs le fait de considérer qu’un individu est souvent influencé par des variables extérieures dans sa prise de décision. Dans les cas de harcèlement scolaire, les dynamiques de groupe sont d’ailleurs très puissantes : « effet témoin » (ou « effet spectateur »), dilution de responsabilité, conformité au groupe, etc.
Cela soulève d’ailleurs une question éthique par rapport aux approches « punitives » : qui punir ? S’agit-il juste de sanctionner uniquement les faits violents perpétrés par des harceleurs ? Quid de ceux qui ont rigolé ou qui ont détourné le regard ? Quid de ceux qui ont utilisé un surnom moqueur ? Quid de ceux qui n’ont pas pris conscience que leur attitude nuisait à la victime ?
Bellon s’appuie également sur les écrits du philosophe René Girard (Le bouc émissaire, 1982) :
« Le meilleur moyen de se faire des amis dans un univers inamical, c’est d’épouser les inimitiés, c’est d’adopter les ennemis des autres. Ce qu’on dit à ces autres, dans ces cas-là, ne varie jamais beaucoup : nous sommes tous du même clan, nous ne formons qu’un seul et même groupe, puisque nous avons le même bouc émissaire ».
Pour Bellon, il y a donc un travail à faire sur le groupe, et sur cet « univers inamical ». Cela rejoint les travaux de Johan Declerck pour qui les approches curatives et préventives face à la violence sont d’autant plus efficaces qu’elles s’ancrent dans des politiques de prévention générale « orientées bien-être ».
Travailler le relationnel à l’école : au-delà des mesures « curatives »
Hypothèse de travail : mettre les individus en situation de réparation
Un des points communs des méthodes « Pikas » et du « Groupe d’entraide » est de mettre les individus en situation de réparation, qu’il s’agisse des « intimidateurs » ou de témoins plus ou moins impliqués dans la dynamique. Indépendamment des comportements passés (et pour lesquels il y aura peut-être une sanction d’une autre nature), il y a un ou plusieurs jeunes qui sont en souffrance, il y a une situation à résoudre. A chaque jeune désigné, il s’agit de demander ce qu’ils sont d’accord de mettre en place pour que la situation s’améliore, pour que chacun puisse se sentir mieux dans le groupe. Il s’agit de « partager la préoccupation » : l’adulte fait part du fait que la souffrance des jeunes dont il a la charge le préoccupe. Ce faisant, il envoie le message qu’il est préoccupé aussi par les jeunes qu’il a en face de lui. L’effet souhaité est de les sortir d’une situation de déresponsabilisation : eux aussi peuvent s’en préoccuper, sortir d’un « état agentique », soumis aux normes implicites d’un groupe inamical. Il s’agit de les rendre responsables.
Les fonctionnements des méthodes des préoccupations partagées et du groupe d’entraide (NoBlame) diffèrent sensiblement entre elles. Avec « Pikas », l’adulte rencontre chaque jeune individuellement, en commençant par la victime, sur base de convocations. Avec « NoBlame », l’adulte constitue un groupe d’environ 8 jeunes et les rencontre tous en même temps, à l’exception de la victime. Dans les deux cas, le postulat fondateur consiste à considérer que les jeunes sont capables – voire sont volontaires – pour sortir de la situation d’intimidation.
Ces présupposés constituent un pari. Néanmoins les résultats de terrain semblent conforter leur pertinence. Il ne s’agit pas d’une posture candide, où l’on décrète que « personne n’est méchant » ! A l’Université de Paix, nous partageons ces approches avant tout parce qu’elles fonctionnent.
A ce titre, Bellon s’est d’ailleurs penché également sur la victimologie. Il en ressort entre autres que plus l’agresseur est proche de sa victime, plus son comportement laisse des séquelles ou encore que les symptômes post-traumatiques sont moins importants s’il y a un soutien (rapide) des pairs. Bref, ceci conforte d’autant plus l’importance d’impliquer les jeunes dans le processus de réparation, ainsi que dans le travail de prévention.
Prolongements
La finalité des approches et programmes pour faire face au harcèlement converge vers l’idée que « cela doit cesser ». Qu’il s’agisse des méthodes Pikas, NoBlame ou même de Kiva-Koulu et d’Olweus, elles sont avant tout guidées par cet objectif. Considérer que les jeunes, y compris les « harceleurs », peuvent être des acteurs responsables du changement est un pari particulièrement efficace en ce sens. Il s’agit aussi de sortir d’une vision binaire où il y aurait les « gentils » et les « méchants ». En guise de prolongement, nous avons laissé entendre qu’il est réducteur de se limiter à des approches « curatives » en ce sens. Avec les jeunes, il est possible d’opérer un sérieux travail de prévention en les sensibilisant au phénomène, mais aussi en développant au maximum un climat positif et des actions orientées « bien-être », notamment au sein des écoles. Le travail de responsabilisation implique aussi des réflexions partagées quant à l’impact de certains actes aujourd’hui anodins, comme celui de partager la photo d’un pair sans son consentement sur les médias sociaux. A ce sujet, Bellon est très ferme : « un jeune dont des photos dégradantes et/ou à caractère sexuel sont relayées sur le web est en grand danger »… En effet, les jeunes victimes de partage non consenti de leurs photos en souffrent en général beaucoup.