Dans cette section, nous proposons un ensemble de feedbacks, de conseils et de prolongements suite à la mise en place des deux modules de formation.
- Descriptif du projet – Conception, réalisation et évaluation d’un module de formation : « Développer l’esprit critique par rapport au complotisme ».
- Introduction du module de formation (cadre de vie, plan, présentation du groupe, présentation des objectifs)
- Définitions (complot, théories du complot, rumeur, complotisme…) et précautions d’usages
- Construction et application d’une grille d’analyse à des documents médiatiques
- Analyse de l’argumentation complotiste – La rhétorique et les biais complotistes
- Activité de décentration et prolongements pédagogiques
- Glossaire (complot, théorie du complot, rumeur, biais cognitifs, pétition de principe, etc.)
- Esprit critique et complotisme : bibliographie
Au niveau quantitatif
Les deux modules de formation ont eu lieu le 31/10 avec le groupe de « jeunes » de moins de 26 ans et le 02/11 avec le groupe d’adultes qui encadrent des jeunes dans le cadre professionnel.
Concrètement, les deux modules ont été suivis respectivement par 15 jeunes de 16 à 26 ans et 15 adultes de plus de 26 ans.
37 candidatures sont parvenues à l’Université de Paix, mais cinq personnes se sont désistées en dernière minute. Ces personnes ont manifesté le souhait de recevoir les supports didactiques liés à la formation.
Au niveau qualitatif
Méthodes d’évaluation
- Observation de la dynamique et du programme (réflexivité)
- Activité de construction de pistes pédagogiques évoquées réalisée avec le groupe d’adultes (cf. résultats)
- Evaluation orale à chaud
- Ressentis des formateurs, Carmen Michels et Julien Lecomte
- Evaluation écrite par questionnaire.
Résultats, conclusions et prolongements
Evaluation de Carmen Michels
Une thématique et une approche pertinentes
Lors de la prestation des deux formations j’ai pu constater plusieurs choses. Avant d’aller dans le détail, les modules ont démontré que les théories du complot et plus globalement les « fake news » restent des sujets actuels. Peu importe l’âge des participants, tout le monde a déjà été confronté à ces théories. Les formations qui s’intéressent donc à la déconstruction de ces théories ont donc bel et bien leur raison d’être.
Une clarté nécessaire quant aux objectifs
En ce qui concerne le module de formation destiné aux adolescents, j’étais étonnée par le nombre de participants qui pensaient que la formation leur permettait de pouvoir distinguer le vrai du faux des théories du complot. Ceci a démontré l’importance qu’il y a de mettre au clair les objectifs d’une telle formation et d’expliquer que le doute provoqué par les théories du complot est une des principales composantes et que seulement de longues enquêtes sont en mesure de déterminer si une théorie du complot correspond à la réalité ou non.
Former aussi de plus jeunes publics
En ce qui concerne le public cible de ce module, je pense qu’il aurait été plus intéressant de cibler des jeunes de 15 -16 ans et de restreindre l’écart d’âges entre les différents participants. Selon moi, cet écart était trop important afin d’assurer que les plus jeunes se sentent à l’aise pour prendre la parole. Or, je tiens à préciser que le choix du public cible a été justifié par le fait que la participation au module était volontaire et que le jour de la formation tombait dans les vacances scolaires.
L’importance des apports « du terrain »
En ce qui concerne la formation destinée aux personnes du secteur éducatif, je trouvais que celle-ci était enrichissante réciproquement. En tant que formatrice, il est satisfaisant de savoir qu’on forme des professionnels du milieu qui par la suite peuvent intervenir sur leur propre terrain et former d’autres personnes. Une telle formation permet donc de toucher un nombre de personnes qui est plus important que le simple nombre des participants du module.
Partager des points de vue
La formation permet également d’échanger des points de vue et de discuter différentes manières d’aborder des problématiques liées au sujet traité, car chaque participant apporte sa propre expertise. Une activité lors de laquelle le savoir-faire de chacun s’est avéré extrêmement important était l’activité de décentration dont l’objectif était de chercher des réactions ou postures à adopter si on se trouve confronté à une personne adhérant à une théorie du complot. Ensemble avec l’expertise des participants, nous avons réussi de rassembler un grand nombre de réactions différentes qui méritent d’être explorées.
Le jour de formation était également un endroit de partage de différentes ressources et supports liés à la déconstruction des théories du complot.
Des sujets « colorés » au niveau socio-émotionnel : une vigilance quant aux thèmes et supports spécifiques
En tant que formatrice, il était également intéressant de recevoir un retour critique sur mon propre travail. Les commentaires et/ou critiques me permettent de regarder mon travail selon un angle différent. J’ai pu constater que le choix des supports utilisés lors de mes formations précédentes ont été bien sélectionnées pour mon public, mais ne le seraient pas d’office pour un autre. Le choix des supports n’est pas à détail à ignorer. Pour éviter de heurter les sentiments de quelqu’un ou pour ne pas risquer de créer une polémique, je conseille de choisir les vidéos en prenant en considération les différentes cultures présentes dans la classe. Et si malgré ce choix réfléchi, la vidéo créé une polémique et cause un débat, il ne faut pas oublier que l’objectif de ces modules est de déconstruire les mécanismes utilisés par ces théories et non de faire l’impossible, à savoir déterminer la véracité de ces théories.
Aller plus en profondeur
Le temps accordé au module me parait suffisant pour faire le tour de la question, bien que nous ayons pu constater qu’on aurait facilement pu remplir deux journées de formation pour aborder différents points plus en profondeur. Selon moi, certains angles, comme par exemple les bulles de filtre l’auraient mérité.
En guise de conclusion, je trouve que les deux modules de formation sont réussis, un constat qui ressort également des évaluations remplies par les participants.
Evaluation de Julien Lecomte
Un niveau de satisfaction globale plutôt élevé
Le dépouillement des questionnaires d’évaluation, combiné à notre ressenti en tant que formateurs, laisse entrevoir une bonne satisfaction générale. Comme l’exprime Carmen Michels, le module a rencontré de manière pertinente les attentes exprimées par les participants, tant dans le groupe de jeunes que le groupe d’adultes.
Un mot sur le public de jeunes
Comme l’a mentionné Carmen Michels dans son évaluation, il aurait été judicieux de tester le module avec un public plus jeune et plus homogène en termes d’âges. Nous avons néanmoins éprouvé une difficulté à rassembler des jeunes volontaires de 16-17 ans pour cette journée de formation, d’où le fait que nous l’ayons ouverte à des personnes plus âgées, jusqu’à 26 ans. Parmi elles, de futurs éducateurs et futurs agrégés, ce qui nous a semblé intéressant en termes d’effets démultiplicateurs.
Le fond et la forme
Un des retours qui m’a marqué est que plusieurs participants ont souligné positivement tant les contenus abordés que les manières de les approcher. Il nous importait de construire le module selon certains principes.
D’abord, nous ne voulions pas créer un dispositif « moralisateur », où « les formateurs » détiendraient l’esprit critique et « les bonnes réponses » quant aux théories du complot. Comme nous l’avons mentionné lors des précautions d’usage quant à ce thème, un des risques serait que derrière un tel dispositif se cache une manière de colporter des idéologies, ou encore de disqualifier des discours alternatifs qui ont du sens.
Bien sûr, il ne s’agit pas non plus d’être relativistes : nous ne voulions simplement pas réduire l’approche à « la bonne manière d’identifier les théories du complot ». Nous voulions aller plus loin dans la déconstruction et étendre le questionnement, en rendant les participants acteurs de la réflexion. Je pense que cela a été perçu et apprécié. Cette posture a eu des impacts sur nos méthodes, puisque nous ne nous sommes pas limités à des « apports » de contenus, mais à une co-construction des savoirs (les participants amenaient des composantes ou faisaient part de leurs analyses, puis nous formalisions des définitions ou critères), ainsi qu’à plusieurs expérimentations (notamment lors de l’activité de décentration).
Ensuite, en lien avec ce point, nous avons veillé à un pluralisme des méthodes. Ainsi, nous avons alterné des moments plus « magistraux » avec des moments d’échanges et de débats, des activités de déconstruction / d’analyse et enfin du jeu de rôle / des mises en situation. Pour une journée aussi dense, sur un thème aussi « chaud », a posteriori, il semble vraiment important de varier les rythmes et les pédagogies !
Enfin, notons qu’un ou deux participants ont manifesté le souhait d’aller plus loin dans certains contenus, ou encore de diminuer les activités « brise-glace », moins en lien avec la thématique. Ceci est courant et dépend un peu des sensibilités de chacun dans le groupe. Il n’est pas réaliste de satisfaire tout le monde à 100 % et certains seront avides de plus de « théorie(s) » tandis que d’autres voudront plus de pratique ou de « concret ». Notre choix de faire deux activités « brise-glace » était justifié d’une part par le fait que les participants étaient volontaires et qu’ils venaient sur leur temps libre (volonté de rendre le module « agréable », de créer une ambiance conviviale), et d’autre part par le fait que les thématiques sont « sensibles » : il est important de créer un climat où chacun se sent à l’aise pour s’exprimer et participer. Plusieurs participants ont apprécié et perçu ces dimensions, ce qui nous conforte dans notre choix. Il est toutefois judicieux de réfléchir au cas par cas à la pertinence et à la place des différentes activités dans un groupe donné.
Au-delà des mesures « curatives »
Travailler le relationnel à l’école : au-delà des mesures « curatives »
Une autre plus-value perçue tant par nous que par les participants consiste dans notre « pari » de dépasser les approches « orientées problème » pour construire une réflexion critique à propos d’usages raisonnés de l’information. Concrètement, tous les outils proposés lors de cette formation peuvent s’appliquer à des discours qui ne relèvent pas du complotisme !
En effet, il est possible d’analyser tout document médiatique avec la grille d’analyse réalisée suite à l’activité de Carmen Michels. Les biais cognitifs et arguments fallacieux décortiqués ne sont pas utilisés que dans des documents complotistes. L’activité de décentration peut quant à elle être pratiquée avec tout sujet de désaccord.
A l’Université de Paix asbl, nous estimons que le travail « relationnel » est d’autant plus efficace si nous faisons de la prévention plus générale, et pas seulement du « curatif » ou du « spécifique ».
Concrètement, nous aurions pu mettre le focus sur les « fake news » et la désinformation, et montrer combien certains sites nous trompent. Nous savons néanmoins qu’il ne suffit pas de prendre conscience que des sites nous trompent pour devenir critique ! Au contraire, cela contribue à alimenter le doute et la méfiance, et les gens demeurent démunis (« on ne sait plus qui croire » !). Il nous parait beaucoup plus porteur de se munir d’outils concrets pour décortiquer les documents et ainsi allouer sa confiance de manière raisonnée.
Des participants avides de « recettes »
Un certain nombre de participants ont manifesté un intérêt marqué pour des outils pratiques comme la recherche inversée d’images, par exemple. Nous avions en effet prévu de partager avec les participants un « panel » de moyens « techniques » permettant d’analyser des documents en ligne ou d’effectuer des « enquêtes » sur différents supports.
Il est surprenant de lire que c’est ce qui a le plus marqué certains participants. J’y vois les explications suivantes : d’abord, certains se sentent « dépassés » par la technologie, et ils ressentent un besoin fort de la « maîtriser », d’en comprendre divers aspects techniques. De plus, ce sont des outils « facilement mobilisables », qui peuvent aboutir à des résultats rapides en quelques clics. Enfin, dans le monde éducatif, des « recettes » directement applicables et transposables à des élèves sont très pratiques : on peut dès lors leur montrer « facilement » comment distinguer le vrai du faux.
Je pense que c’est un point à ne pas sous-estimer, et en même temps, il me parait important d’insister sur le fait d’aller « au-delà des recettes », surtout en ce qui concerne le vraisemblable… En effet, de tels outils peuvent contenir le risque de « déléguer » ses facultés critiques, et en particulier à des acteurs qui ne sont pas « neutres » ou pourraient cesser de l’être (GAFAM). De plus, concernant « l’esprit critique », pour moi, c’est important de ne pas se limiter à des « recettes » toutes faites, que l’on utiliserait pour mettre des gommettes vertes ou des gommettes rouges à un site ou l’autre.
Ce module de formation montre la complexité du phénomène du complotisme, et combien celui-ci s’inscrit dans un contexte médiatique et social plus large. Ce n’est qu’une dimension d’une réflexion plus large sur la critique des sources, la critique des médias, l’ouverture à la diversité et à l’échange de points de vue, etc.
Prolonger la réflexion
Je ne saurais donc que trop insister sur ce point en guise de conclusion : un tel module n’a de sens que si on le considère dans un cadre éducatif plus large. Une éducation « orientée problème » est insuffisante et peut même s’avérer contreproductive si elle se limite à des postures idéologiques ou moralisatrices.
Il nous semble intéressant de contribuer à outiller les citoyens par rapport à l’information et à la documentation en général en développant des compétences de « décodage » et d’analyse, mais aussi en favorisant la curiosité, la recherche, l’investigation / l’enquête, la navigation, la production ou encore la classification de données.
De même, des compétences techniques (informatiques, numériques, mais aussi cinématographiques, journalistiques, documentaires…) permettent d’inscrire le module dans un cadre plus large.
Enfin, à l’Université de Paix asbl, nous travaillons au développement de compétences relationnelles transversales.
Comment s’ouvrir à l’opinion de l’autre ? Comment écouter, même quand je ne suis pas d’accord ? Comment comprendre la perspective de l’autre, y compris d’un point de vue émotionnel ?
Dans un contexte de « bulles » affectives et informationnelles dans lesquelles nous évoluons, consciemment ou non, comment accueillir et s’enrichir de la diversité ? Finalement, dans une société démocratique, comment faire cohabiter de manière harmonieuse la pluralité de croyances et de sensibilités ?