Les « nouvelles » générations sont-elles si différentes des plus « anciennes » ? Y a-t-il des malentendus spécifiques entre générations ? Comment valoriser la diversité ?
Membres du Groupe de Travail ayant contribué à cette note : Etienne Chomé, Pierre Hanon, Erika Benkö, Catherine Bruynbroeck, Martine Grosjean, Isabelle Brouillard, François Bazier, Serge Léonard, Yves Honorez.
En lien avec la mission de prévention de la violence de l’Université de Paix, un groupe de travail du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix a choisi de s’intéresser aux relations intergénérationnelles.
Des conflits de générations ?
Une certaine littérature semble s’intéresser de près aux « écarts » générationnels entre « les jeunes d’aujourd’hui » et leurs prédécesseurs. Générations X, Y, Z, alpha, deux ou trois point zéro… Les noms ne manquent pas pour qualifier ces « nouveaux jeunes » et les distinguer de ceux qui les ont précédés.
Nous choisissons d’emblée de questionner la pertinence d’une forme de « cloisonnement » générationnel. En effet, s’il y a vraisemblablement des traits socioculturels communs à l’une ou l’autre époque, l’engouement « marketing » autour des caractéristiques présumées des générations nous invite à la prudence. Dans ce contexte, il est tentant d’inventer des recettes pour vendre un ouvrage.
Pour aller encore un peu plus loin, nous émettons une inquiétude quant à la réification des différences « culturelles ». Certes, par exemple, entre un enfant et un parent, il existe des « rôles » différents, et en ce sens l’enfant est différent de ses parents. Néanmoins, cette différence est davantage contextuelle que « génétique » ! Le fait de réduire une personne ou un ensemble de personnes à un ensemble de caractéristiques est un raisonnement problématique en soi : c’est celui du communautarisme, notamment. Nous nous inscrivons dans une réflexion à la portée « universalisante » qui prenne en compte les particularités et spécificités de chacun. Nous alertons quant au risque de tenir des discours « universels » qui « figent » les individus dans des catégories.
De nombreux concepts en psychologie sociale, en psychologie cognitive ou en sociologie nous invitent à la plus grande vigilance quant aux « étiquettes » et à leurs effets « autoréalisateurs » : labelling et stigmatisation, biais de confirmation d’hypothèse, etc. Cf. Goffman, Paugam, Kourilsky…
Les catégories sont perméables et contextuelles.
Dans cette note, nous tâchons de nous focaliser sur les tendances les plus saillantes afin d’en dégager des pistes de communication et de « vivre ensemble » dans un contexte socioprofessionnel.
Un « jeunisme » marketing ?
Dans le prolongement de cette réflexion d’introduction, nous invitons à une vigilance particulière par rapport à une forme d’idéologie du « parfait travailleur » qui pourrait être colportée par des ouvrages qui prennent soin de vanter les mérites des « nouvelles générations ». Celles-ci seraient particulièrement créatives, accorderaient beaucoup d’importance à l’épanouissement par le travail (le « bonheur » au travail), seraient plus entreprenantes, plus adaptatives et libres, remettraient plus volontiers en cause les normes, etc.
Ceci pourrait correspondre davantage à ce qui est « socialement attendu » d’un employé par le monde de l’entreprenariat actuel qu’à la manière dont tel ou tel employé souhaite se définir. Nous pensons qu’il y a des enjeux à valoriser la diversité des profils et des aspirations au-delà d’un tableau réducteur potentiellement au service d’une idéologie marchande.
Une approche sociohistorique des mutations sociales
Il n’est pas question de nier des différences de comportements entre les individus, en lien avec des contextes sociaux.
Par exemple, les nouvelles technologies de l’information et de la communication brassent avec elles un ensemble de changements dans les manières de communiquer. Elles impliquent un autre rapport à la mémoire (la mémoire humaine peut se décharger au profit de celle de la machine), au temps (immédiateté), au langage…
Des événements ou mouvements culturels, historiques et sociaux marquent également certaines générations. Par exemple, en 1968, un grand nombre d’individus s’est soulevé contre des valeurs « paternalistes ». Mentionnons aussi le « baby boom » suite à la Seconde guerre mondiale. Tout cela a évidemment des impacts sur les mentalités et les comportements d’individus les ayant vécus.
Le monde façonne les différences. Quand le monde change, les individus changent, et vice versa. Il ne s’agit pas de nier les interactions entre les contextes sociaux et les personnes. Nous pouvons identifier à ce titre des moments caractérisés davantage par la « continuité », la « stabilité » de temps de « rupture », de « changements » ou de « crise ». Il y a une tension entre ces « différentes époques », que l’on retrouve d’ailleurs au niveau « micro », lorsque l’on intervient dans une organisation, par exemple.
Continuité / stabilité <-> Changement / rupture
Le contexte aujourd’hui est différent de celui d’hier. Il est très changeant, notamment du point de vue technologique. Le temps et l’espace sont plus « resserrés », dans un monde où l’on peut communiquer avec quelqu’un à l’autre bout du monde en quelques clics. De ce fait, la notion d’adaptabilité a une place centrale. Les compétences d’un informaticien aujourd’hui seront globalement désuètes dans dix ans. C’est une des explications d’ailleurs au fait que les individus partagent une préoccupation de « trouver » ou « préserver » leur place dans un tel système (cf. infra) plus « précaire » en quelque sorte.
Ces considérations sont complémentaires à celles qui précèdent, dans la mesure où le contexte a un impact sur la pertinence ou non des catégorisations utilisées. Très concrètement, dans une entreprise, d’un point de vue économique, les « anciens » coûtent plus cher que les nouveaux. Ils courent donc davantage le risque d’être « remplacés » sur base de ce critère.
Autrement dit, d’une part nous soulignons qu’il existe un contexte social qui « modifie » la donne entre « hier » et « aujourd’hui », et d’autre part, nous mettons en garde sur base du fait que l’utilisation de catégories prétendument liées à l’âge ne soient qu’une justification a posteriori d’un fonctionnement uniquement fondé sur un calcul économique.
Nous pourrions élargir encore le questionnement sur la manière de « segmenter » les individus par âge dans notre société : crèche, école maternelle, école primaire, école secondaire, haute école, emploi, maison de repos… Dans d’autres sociétés, les « jeunes » et les « anciens » partagent beaucoup plus de lieux communs, d’espaces et de temps, de pratiques et d’expériences. Dans quelle mesure cette « segmentation » ne renforce-t-elle pas l’idée selon laquelle les individus sont « si » différents en fonction de leur âge ?
Décadrer les étiquettes
L’âge d’une personne n’est vraisemblablement pas toujours la caractéristique la plus pertinente pour comprendre ses comportements, ses opinions ou ses émotions. Nous l’avons dit plus haut : un risque des tendances actuelles à « séparer » les générations est de cristalliser des différences, « d’enfermer » les gens dans ces catégorisations.
A ce sujet, cf. Brubaker, R., traduit par Frédéric Junqua : « Au-delà de l’“identité” », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°139, 2001, L’exception américaine (2), pp. 66-85. Consulté le 12/10/2015 : http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_2001_num_139_1_3508
Une manière de participer au « vivre ensemble » harmonieux d’un groupe de personnes d’âges différents consiste par conséquent à les faire vivre des jeux de rôles en variant les « catégorisations ».
On peut par exemple distinguer les « analytiques » des « pragmatiques ». Il y a des personnes plus « introverties », d’autres plus « extraverties ». Certains se sentent plus « mobiles » tandis que d’autres préfèrent la « stabilité »… Ces catégories permettent à chacun de se positionner « librement », de choisir s’il se reconnait dans l’étiquette.
On différencie les « catégories de pratiques » de « catégories d’analyse ». Cf. Brubaker, R., traduit par Frédéric Junqua : « Au-delà de l’“identité” », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°139, 2001, L’exception américaine (2), pp. 66-85. Consulté le 12/10/2015 : http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_2001_num_139_1_3508
Le choix est de dissocier la personnalité de chacun de caractéristiques générationnelles. Cela permet de prendre en compte la singularité des individus sans figer les identités dans des catégories prédéfinies.
En quelque sorte, il s’agit de revenir aux particularités de chacun, qui sont bien plus nombreuses, riches et nuancées que quelques caractéristiques supposément liées à son âge. Il est alors vraisemblable que des travailleurs, pourtant d’âge très différents, se trouvent mutuellement davantage de points communs que des travailleurs d’âge proche.
Partir des préoccupations
Comme dans la note relative à la « résistance au changement » du Conseil, une piste est de partir des préoccupations des individus. Il est possible à ce titre que les « anciens » et les « nouveaux » aient des préoccupations différentes, liées aux circonstances.
Ainsi, dans un contexte de relative précarité de l’emploi et de changements réguliers, les « anciens » peuvent avoir peur d’être « jetés », « déclassés », « démodés ». En ce sens, ils ont davantage besoin d’être rassurés, de protéger leurs « acquis » (jusqu’à faire de la rétention d’informations, parfois).
Les « nouveaux », quant à eux, peuvent ressentir de la frustration, car malgré leurs capacités d’adaptation et leur « regard neuf », ils ne parviennent pas à trouver une place qui leur correspond. Ils ont davantage besoin de mouvement et de valorisation, dans la mesure où ils ne peuvent pas mobiliser les compétences dont ils disposent.
Dans les deux cas, notons que les « anciens » et « nouveaux » se rejoignent quant à la préoccupation d’être rassurés quant à leur place dans l’entreprise ou dans le groupe. Chacun souhaite mettre ses compétences, son expérience et son savoir à contribution, et chacun a quelque chose à amener en conséquence.
Le processus de travail consiste à partir de ces préoccupations pour « remonter au besoin ». Il s’agit de prendre conscience que chacun fonctionne différemment et d’accepter les différences. Ici, en mettant le besoin en exergue, il s’agit de travailler sur la capacité à reconnaître l’autre dans ses différences.
Notons qu’en partant des préoccupations de chacun, il est possible qu’un individu se reconnaisse dans les préoccupations des « anciens » alors qu’il s’agit d’un « nouveau ». Là encore, bien que nous partions de « tendances générationnelles » pour faire émerger les préoccupations, nous sommes dans une approche beaucoup plus contextuelle et prenant en compte la parole de chacun que si nous appliquions « simplement » une grille de lecture binaire.
La question du vieillissement : être en paix avec soi-même
La question du vieillissement a une portée existentielle. Avant d’être potentiellement « en conflit avec l’autre », l’individu est déjà en conflit « de soi à soi », et doit « faire avec » ses propres préoccupations, ses propres craintes, notamment.
Il y a par ailleurs une difficulté à vieillir et à penser le vieillissement dans une société qui semble parfois valoriser une certaine forme de jeunisme. Est-ce plus difficile d’être vieux dans nos sociétés occidentales ?
Se pose notamment la question de la « capacité » (physique) à agir. On définit un âge où une personne est capable de conduire, est « majeure », mais en devient-on incapable un jour ?
Il y a une représentation idéologique de la vieillesse, que nous pourrions symboliser par un trapèze.
Enfance — évolue/progresse/monte —> âge adulte — décline/dégresse/descend —> vieillesse
Il y aurait donc des peurs spécifiques de vivre / penser la vieillesse / le vieillissement. Une piste intéressante de prise en compte est de questionner les présupposés, les représentations par rapport à ces questions existentielles, et de s’en émanciper. Au-delà du travail sur les « générations », il s’agit plutôt de penser comment chacun perçoit sa place et son évolution dans la société.
Quel que soit notre âge, nous sommes tous concernés à différents niveaux par le sens de notre existence. Il s’agit de définir « comment on se raconte ».
Nous faisons enfin un parallèle avec la note du Conseil académique produite à propos du « management émotionnel ». Il s’agit du postulat selon lequel un individu qui a travaillé sur ses propres peurs, ses propres préoccupations et résolu un ensemble de « conflits intérieurs » pourra être plus à-même de traiter avec autrui.
Valoriser les différences
Dans l’ensemble de cette note, nous avons plutôt abordé la question sous l’angle de la diversité plutôt que sous l’angle générationnel. Plutôt que de réifier des catégories, nous choisissons de montrer que les individus sont tous à la fois « semblables » et « différents » selon les points de vue.
Cette tension « ressemblance – diversité » permet d’ouvrir un espace de rencontre et de dialogue où « anciens » et « nouveaux » ne sont pas « chacun de leur côté ». L’idée est de se rencontrer dans un espace bienveillant où les ressemblances et les différences de chacun sont acceptées. Il s’agit de converger vers du commun en prenant en compte des préoccupations.
On peut également penser à la sociocratie, notamment. Cf. https://www.universitedepaix.org/la-resistance-au-changement
Nous ajoutons que l’idée de métissage (ou mélange) est plus efficace pour réduire les différences interpersonnelles que la segmentation, comme le montrent les études sur la polarisation de groupe (cf. entre autres Moscovici et Zavalloni). En effet, si les personnes demeurent dans un « entre-soi », elles ont tendance à cristalliser encore davantage leurs opinions et leurs pratiques, à les « radicaliser ». Lorsqu’un individu ne discute qu’avec des gens qui sont d’accord avec lui, cela le conforte encore davantage dans son opinion. Cette dynamique peut éclairer également les communautarismes dans une certaine mesure.
A contrario, le mélange est vecteur d’enrichissement mutuel.
Comme dans la note sur le « management émotionnel », nous proposons de procurer des expériences de réussite partagées aux groupes, aux travailleurs, afin d’améliorer la cohésion. Par le rire ou des expériences qui font sens, la cohésion peut également être travaillée.
Semblables et différents
Il y a de la diversité mais aussi des problématiques, des enjeux, des préoccupations et des contextes communs. Les individus se ressemblent au-delà de leurs différences, et vice versa. Un des enjeux de la gestion de conflits est justement de pouvoir vivre l’altérité, de pouvoir accepter l’autre dans ses particularités, même si nous ne les partageons pas…
Bibliographie
Brubaker, R., traduit par Frédéric Junqua : « Au-delà de l’“identité” », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°139, 2001, L’exception américaine (2), pp. 66-85. Consulté le 12/10/2015 : http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_2001_num_139_1_3508
https://www.universitedepaix.org/la-resistance-au-changement
https://www.universitedepaix.org/le-management-emotionnel-resume