Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif au « management émotionnel ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « Âge adulte » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.
Plan du dossier
- Introduction
- Définition et enjeux de la problématique
- Des approches pour développer un management émotionnel efficace (1)
- Des approches pour développer un management émotionnel efficace (2)
- Des approches pour développer un management émotionnel efficace (3)
- Conclusions et bibliographie
Des approches pour développer un management émotionnel efficace (3)
Vers une gestion partagée des tensions et des « nœuds » ?
L’émotion individuelle est parfois le symptôme de dysfonctionnements organisationnels. Dans une organisation, il existe ce que nous pourrions appeler le « troc organisationnel ». Il s’agit d’échanges plus ou moins formalisés de différentes natures : les travailleurs troquent des moyens, du temps, des informations ou encore de la reconnaissance. Chacun troque des choses en fonction de ce dont il a besoin pour sa fonction.
Chaque employé a une place dans ce système d’échange, de troc. Lorsque l’on passe d’un système de troc à un autre (c’est-à-dire lorsque l’on impulse un changement dans un contexte d’échange donné), il y a un processus de deuil à réaliser. Un système de troc peut générer des émotions agréables ou désagréables, et une rupture dans un tel système engendre elle aussi des émotions. Lorsqu’un individu est dépossédé d’un rôle, même s’il ne s’épanouit pas dans ce rôle, il y a potentiellement une perturbation et un accompagnement à prévoir. Il s’agit pour chacun de (re)trouver une place qui lui convienne.
Ces considérations invitent à considérer la (re)construction d’un tissu d’échanges propice à une gestion « saine » des émotions.
A ce titre, Pierre Hanon invite à changer les individus d’environnement. Lorsqu’un employeur et un employé se retrouvent par exemple en pleine mer avec des combinaisons de survie, le rapport de force peut souvent laisser place à des moments qui font sens, utiles pour engendrer de la confiance. La question du pilotage d’équipe est ici travaillée à travers des métaphores, des mises en situation et expérimentations.
Ce type de vécu qui « décadre » une situation peut également contribuer à mettre des mots sur des dysfonctionnements, en prenant distance par rapport aux situations problématiques.
Les entreprises libérées
L’« entreprise libérée » est un courant de pensée managériale, lancé de manière visible par Isaac Getz. On entend aussi souvent parler l’ex Leader de l’entreprise FAVI (France). Il y a aussi des entreprises dites « sans hiérarchie ». Dans les entreprises dites « libérées », la définition de la mission est redéfinie régulièrement par la base de l’entreprise. Paradoxalement, dans la pratique, si l’individu est libre, il va plus volontiers adhérer au projet collectif. L’idée est de « faire avec » les résistances individuelles, et non à l’encontre de celles-ci.
Ces courants postulent que les entreprises sont obligées de développer des formes d’« agilité » face aux changements voire les ruptures existantes et l’imprévisibilité du monde auquel elles sont confrontées. Cette agilité leur permet d’être davantage ajustée par rapport à leur environnement. Celles-ci sont invitées à se libérer des carcans générés par une hiérarchie trop conséquente, des systèmes de contrôle redondants, une administration complexe, des circuits décisionnels trop longs, etc.
Au-delà des compétences individuelles du manager par rapport à ses propres tendances émotionnelles, il s’agit aussi de ses capacités à partager ou non le pouvoir et les responsabilités, notamment en ce qui concerne les tensions en entreprise. Il s’agit également, pour chacun, de se positionner face à ce leadership partagé qui génère de nouvelles responsabilités qui pourraient faire apparaître des tensions et donc des émotions.
A ce titre, Isaac Getz [Getz, I., « Libérer l’entreprise », TEDx Saint Sauveur, 2013] et Frédéric Laloux [Laloux, F., « Reinventing Organizations » en français, Bruxelles (Flagey), 2014. Lire également Laloux, F., Reinventing organizations : Vers des communautés de travail inspirées, Diatineo, 2015, dans lequel il explicite des pratiques et procédures], entre autres, préconisent de créer des lieux pour discuter des tensions, des problèmes. Pour cela, les entreprises libérées mettent en place des procédures spécifiques et des pratiques spécifiques telles que prise de décision en autonomie, gestion d’activité en équipe autonome, évolution de la mission de l’entreprise sur base de l’expérience du terrain, circulation fluide de la reconnaissance, etc.
Comme nous l’avons évoqué précédemment, il est important de nuancer les nouvelles méthodes autour des entreprises libérées pour que ce soit davantage qu’une nouvelle idéologie managériale destinée à garder une mainmise sur les employés.
Cf. notamment :
- Gueuze, F., « L’entreprise libérée, entre communication et imposture », Parlons RH, 2015.
- Pierre, S., « Pourquoi je ne crois pas à l’entreprise libérée », TEDx Vaugirard Road, 2015.
Recommandations
Développer des espaces de partage dans lesquels les individus peuvent à la fois prendre le temps de célébrer les joies et les réussites, et à la fois exprimer et résoudre les tensions et les problèmes.
Leadership partagé : holacratie et sociocratie
Ces formes de management constituent des espaces de régulation collectifs. Ce faisant, ils sont supposés conforter la confiance et le cadre propices à une communication saine et constructive autour des émotions.
Dans la sociocratie, le « patron » lâche la prise de décision et coordonne l’exécution. Chacun est responsable, le leadership est partagé sur les décisions où chacun peut avoir « sa » place. Les individus sont considérés comme équivalents lors des cercles de prise de décision. Par contre, ils ont des rôles différents lorsqu’il s’agit d’appliquer ou faire appliquer ces décisions. Autrement dit, au niveau de l’exécution, on reconnait la puissance de la hiérarchie, mais autour des décisions, chacun a sa place. Chacun peut par conséquent exprimer son opinion, mais également son ressenti, lorsqu’il argumente ou émet une objection, par exemple.
Le « chef » est alors le garant du « parler vrai », du processus de gouvernance et des relations au sein des cercles. Il assure le cadre. Dans ce moment de discussion, le manager se positionne comme une ressource. Chaque individu est unique donc équivalent, mais pas le même : on prend les décisions ensemble, mais après on est dans l’exécution. Les chefs sont responsables de l’exécution de ce qui a été décidé dans un groupe.
L’holacratie a été mise au point par Brian Robertson aux Etats-Unis. Avant de créer sa vision personnelle, il s’est formé à la sociocratie avec John Buck.
Il en a tiré plusieurs notions de base comme la notion de cercle, double lien, objection… mais il diffère sur un point fondamental. L’holacratie distingue la raison d’être (« superordonnante ») des personnes qui constituent l’organisation. Elle ajoute que le leader de l’organisation en est le gardien : il y a donc bien une personne qui a plus de pouvoir que les autres. Celui qui est le « superordonnateur » détient donc un « super pouvoir » et décide pour les autres. Cela diffère profondément de l’équivalence et la liberté défendue par la sociocratie.
Pour Jean-Luc Gilson, les théories managériales qui ne confrontent pas la problématique de la liberté et du pouvoir peuvent rester des gadgets d’intelligence collective. Ces derniers pullulent sur le marché, mais n’abordent pas toujours les vrais enjeux organisationnels : à quelles conditions suis-je prêt à coopérer dans une organisation ? Que ce soit un club, une famille, une association, une entreprise, une commune, un pays… A quelles conditions suis-je citoyen engagé, libre et responsable ? Selon notre vision, il n’y a que dans la reconnaissance explicite de la place et de la valeur de chacun (tous) que cela est possible, c’est-à-dire sans distinction entre le « superordonnateur » et le lambda.