Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif au « management émotionnel ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « Âge adulte » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.
Plan du dossier
- Introduction
- Définition et enjeux de la problématique
- Des approches pour développer un management émotionnel efficace (1)
- Des approches pour développer un management émotionnel efficace (2)
- Des approches pour développer un management émotionnel efficace (3)
- Conclusions et bibliographie
Des approches pour développer un management émotionnel efficace (1)
Un biais d’attribution causale
En général, les professionnels sont encouragés à se former ou à changer quand ils ressentent un manque, une frustration. En systémique comme en biologie, le système a tendance à rechercher l’équilibre, l’homéostasie, en maintenant ses paramètres à l’identique. Les évolutions et le changement sont principalement présents en cas de crise, et non dans une réflexion intégrée.
Or, il est régulièrement postulé que les actions préventives et contextuelles favorisent les actions plus ponctuelles de résolution de crise.
De plus, une approche émotionnelle peut être inopportune. Quand on apprend aux individus à gérer leurs émotions, on peut les mettre en danger dans des organismes qui n’y sont pas prêts. Ils pourraient en effet entrer dans une forme de dissonance par rapport aux codes implicites de l’entreprise. Notons en outre qu’une approche émotionnelle ne résoudra probablement pas à elle seule tous les différends, et a fortiori les inimitiés.
Il est nécessaire de prendre en compte la dimension organisationnelle. Si la structure est dysfonctionnelle et ne garantit pas la sécurité des travailleurs, cela peut déraper au niveau interpersonnel, et générer des émotions désagréables. Un module de formation individuelle aux émotions ne changera alors sans doute pas énormément la situation. Au contraire, cela pourrait amener à renforcer une dynamique d’attribution causale biaisée : « puisque vous avez suivi un module de formation à la gestion des émotions, vous ne devriez plus vous énerver. Vous ne l’avez pas comprise ? ».
Sur base des délimitations de Jacques Ardoino, Gérard Pirotton distingue six grands niveaux pour comprendre (et agir) par rapport à la réalité sociale. Cf. Pirotton, G., Comprendre les réalités sociales, question de niveaux. Manuel de gestion pour cadres du non marchand, Liège, CPSE, 2003.Nous en développons cinq.
> Cf. Ardoino, J., Propos actuels sur l’éducation. Contribution à l’éducation des adultes, Paris, Gauthier-Villars, 1965.
> Cf. également Touraine, A., La production de la société, Paris, Seuil, 1973.
Niveau 1 – Psychologique, intra personnel
Nous nous situons ici à l’échelle de l’individu, « en son for intérieur ». Notons à ce titre que les comportements agressifs et autres formes d’expression du stress sont souvent rattachés de manière réductrice à des causes psychologiques : « c’est son caractère », « elle ne fait pas preuve de bonne volonté », « il a des problèmes personnels en ce moment ».
Niveau 2 – Interpersonnel
Il est question de la relation entre deux individus, de leur interaction. Ici, ce ne sont pas tant les caractéristiques des individus que leur communication entre eux qui compte : « ils ne s’entendent pas entre eux », « elles sont fâchées l’une contre l’autre ».
Niveau 3 – Groupal
Un exemple typique de groupe est une équipe de travail (dans le cas d’une PME) ou une équipe de projet (dans le cas d’une plus grosse entreprise).
Niveau 4 – Organisationnel
C’est un niveau plus structurel qui correspond au règlement d’un établissement ou encore aux fonctions de chacun, par exemple.
Niveau 5 – Institutionnel
Ceci correspond au cadre social plus large auquel les organisations d’un certain type sont soumises. Cela inclut la législation des sociétés privées, par exemple.
Toute situation implique des dimensions relevant des cinq niveaux. Pour comprendre (et agir sur) la réalité sociale, il est possible de prendre en compte ces différentes échelles de réalité, intrinsèques à chaque situation. Tout comportement s’inscrit dans un contexte social plus large.
En conséquence, il s’agit de clarifier les intérêts et les responsabilités de chacun à ces différents niveaux de compréhension du social, tant auprès des personnes formées (fournir des clefs, des outils, des méthodes, en prenant en compte leurs fonctions, leurs contextes) que des commanditaires (expliquer le champ d’action, délimiter l’intervention, etc.).
Dans des situations extrêmes, certaines entreprises utilisent en effet le prétexte de « se soucier de l’humain » en utilisant des méthodologies et modèles innovants pour garder encore davantage la mainmise sur le pouvoir, de manière manipulatoire. Il s’agit d’entreprises où la peur et la méfiance règnent.
De ce fait, il y a un intérêt crucial à cadrer l’intervention, entre autres par rapport à l’intention de l’entreprise demanderesse (le commanditaire, y compris symbolique). Il s’agit d’en cerner le sens (en regard de la question du mandat (évoquée supra) et des « attentes » (à différents niveaux).
Recommandations
- Adopter une posture d’intervention bienveillante, un discours propice à l’accueil de l’impuissance et à la remise en question du point de vue émotionnel.
- Déconstruire les biais d’attribution causale en élargissant le discours sur les émotions : celles-ci s’inscrivent dans une réalité sociale complexe, faisant intervenir plusieurs niveaux.
- Inscrire l’intervention dans un cadre bien délimité, tant auprès des bénéficiaires que des commanditaires, prenant en compte leurs intentions et objectifs, en regard de leurs fonctions et responsabilités.
Ceci peut notamment impliquer de vérifier le caractère volontaire de la démarche de prise en charge des émotions. - Adapter les codes, les formats, les langages ou encore les exemples utilisés au contexte spécifique de l’intervention.
Approches organisationnelles : un terreau porteur
La prise en compte des différents niveaux d’intelligibilité du social (cf. supra) invite à s’adresser au(x) bon(s) niveau(x) du système. Un niveau ne peut pas ne pas être impliqué, une action ne peut pas ne pas avoir d’impact sur tous les niveaux. Selon cette optique, pour maximiser l’efficacité, des actions de formation d’équipes pourront être accompagnées de mesures organisationnelles permettant des espaces pour décharger les émotions, pour échanger et s’exprimer, pour communiquer entre collègues ou avec la hiérarchie, par exemple.
Notons aussi que le fait de traiter des émotions en contexte professionnel implique un positionnement sur un axe en tension entre une approche « par la négative » (prévention des risques, diminution des dégâts, des émotions désagréables, des désaccords…) et une approche « positive » (contribuer au bien-être, favoriser un climat d’équipe agréable, célébrer la joie et veiller au confort de chacun, développer un cadre propice à l’expression constructive des émotions…).
Deklerck, J., « Onveiligheid integraal aanpakken : de “preventiepiramide” », in Tijdschrift voor Veiligheid, 5 (3), 2006.
Parallèlement, il s’agit de déterminer le caractère curatif et/ou préventif de l’intervention. A travers sa « pyramide de la prévention », Johan Deklerck invite à considérer plusieurs niveaux d’action pour favoriser un climat de bien-être et prévenir des risques psychosociaux en société. Selon lui, cela implique non seulement des mesures curatives et de prévention spécifique, focalisées sur le problème, mais également de la prévention plus générale, et même de la prévention dite « fondamentale ». Il s’agit de ne pas se limiter à une approche qui ne s’intéresserait qu’aux symptômes (cas de burn-out, conflits récurrents entre deux collègues, absentéisme, baisse de rendement, démotivation…), mais de développer une approche intégrée. Cela ne signifie pas qu’il faut négliger les symptômes et délaisser les mesures curatives. C’est d’ailleurs souvent après un événement tragique ou une crise que les individus souhaitent changer.
Des approches complémentaires : travail (inter)individuel et espaces de parole partagée
Dans ce document, nous vous présentons une compilation de différentes approches permettant de développer plus ou moins directement une gestion des émotions propice à un pilotage d’équipe positif.
Nous présentons tout d’abord une forme de « coaching émotionnel », permettant de travailler sur les croyances, émotions et actions du manager.
Après cela, nous nous attardons sur la notion d’enjeu, travaillée à travers des mises en situation.
Ensuite, nous développons la logique d’une approche corporelle, basée entre autres sur les notions d’alignement, de martialité et de mouvement, permettant une plus grande stabilité et une adaptabilité au changement.
Nous présentons ensuite une grille de lecture inspirée du domaine de la neurobiologie, permettant à l’individu de prendre conscience de ses propres « images mentales » (représentations profondes du monde, de comment il fonctionne et des postures à adopter en conséquence) et de leurs fondements afin de pouvoir retrouver du pouvoir d’action.
Le concept de « communication vraie » nous permet ensuite de situer ces différents courants et de les relier aux domaines d’une part du cadre de droit, et d’autre part de la négociation efficace. En effet, si le travail sur les émotions et la confiance sont primordiaux tant au niveau individuel qu’aux niveaux interpersonnel et groupal, il y a une nécessité de les articuler avec un cadre sécurisant et équitable dépersonnalisé, et avec une prise en compte des objectifs et finalités.
Enfin, en lien avec cela, nous nous attarderons sur des dispositifs formalisés a priori propices à une gestion plus saine des émotions en entreprise. Comme nous l’avons dit plus haut, une condition sine qua non suppose qu’ils soient institués sur des bases bienveillantes et équitables, et qu’ils ne soient pas au contraire une forme d’instrumentalisation ou un moyen de pression supplémentaires sur les travailleurs.
Ces dispositifs peuvent prendre la forme d’espaces de parole dédiés pour régler les tensions, les partager et rechercher des solutions, ou encore des espaces de prise de décision collective (sociocratie, holacratie…).
Le « coaching émotionnel » du manager
Les compétences émotionnelles du leader peuvent être propices ou non à une gestion des émotions saine dans l’entreprise. Comment piloter une équipe et développer un climat émotionnel positif sans être soi-même dans un rapport serein par rapport à ses propres émotions, ses propres peurs ?
Les travaux de Daniel Goleman, notamment, ont permis de populariser le questionnement autour des émotions. Ils reconnaissent explicitement une forme de compétence (notamment à travers la notion d’intelligence émotionnelle, objectivée dans le concept de quotient émotionnel), et par conséquent ouvrent la porte au fait d’en parler en entreprise. Les émotions ne sont plus appréhendées comme un fardeau, mais comme une ressource potentielle.
Cf. notamment Goleman, D., L’Intelligence émotionnelle : Comment transformer ses émotions en intelligence. Paris : Robert Laffont, 1997.
- L’intelligence émotionnelle au travail, Paris : Village mondial, 2005.
Une entreprise n’ira pas plus loin que le permet le niveau de développement individuel de son leader et notamment de la gestion de ses propres peurs.
Cette idée se trouve formulée chez John Maxwell, dans son ouvrage sur « les 21 lois irréfutables du leadership » [Maxwell, J., Les 21 lois irréfutables du leadership : suivez-les et les autres vous suivront, Saint-Hubert (Québec) : Groupe International d’Édition et de Diffusion (GIED Editions), 2002]. Dans « la loi du couvercle », il expose l’idée que le leadership d’un individu ressemble à un plafond ou à un couvercle sur son entreprise : « votre entreprise n’ira donc pas plus loin que votre propre leadership le permet, l’autorise ». Celui-ci inclut une connaissance de ses propres forces et de ses limites, une intelligence sur ses compétences humaines.
Cette affirmation peut être précisée de la manière suivante : « une entreprise n’ira pas plus loin que le permet le niveau de développement individuel de son leader et notamment de la gestion de ses propres peurs ». Il a été un temps durant lequel se développer en management se faisait par des formations techniques dans lesquelles l’on trouve toujours aujourd’hui le leadership, la communication, la gestion des conflits, la conduite des réunions, la gestion de projets, la finance, le commercial, la qualité, etc.
Beaucoup d’entreprises ont envoyé de nombreux cadres en devenir ou existants à toutes ces formations notamment « humaines ». A leur retour, on constatait une plus ou moins importante mise en application des concepts et outils reçus en formation. Quand cela n’allait pas, on renvoyait les managers en formation.
Dans les années 90, le coaching est arrivé notamment en France (Lenhardt l’a introduit dans ce pays). On a alors découvert qu’au-delà des formations, il était possible de « se développer », de croître dans son savoir-être. Le coaching a permis d’offrir un espace de développement supplémentaire aux formations existantes. Il est possible pour les individus d’approcher leurs propres croyances, leurs automatismes de pensées, leurs paradigmes.
Un des champs de développement du coaching est celui des émotions. Au-delà de le connaître, il s’agit d’utiliser ce concept et ses réalités intellectuelles et corporelles au quotidien notamment lorsqu’on est manager et leader d’une équipe.
Une des émotions d’inconfort est la peur. Sur base des nombreuses années de coaching individuel qu’ils ont réalisées, Yves Honorez et ses collègues ont souvent constaté que les peurs nous amènent aux trois réactions que décrit le professeur Laborit dans ses travaux : inhibition, fuite et agression.
Pour Yves Honorez, si l’on est leader d’entreprise, il est fondamental d’affronter ses peurs afin d’y trouver des issues positives pour soi-même et son entreprise. Nos peurs restées irrationnelles peuvent nous ankyloser, nous bloquer, nous font parfois régresser, mais peuvent également nous permettre d’avancer lorsque nous les avons comprises.
Le coaching peut être un espace propice à cette compréhension car il est « protégé » et non jugeant. Un exemple simple : si un dirigeant a peur de déléguer et de faire confiance, son entreprise risque d’être peu souple, peu ouverte sur le monde et donc à faible potentiel d’innovation… En effet, il aura sans doute tendance à (sur)développer les mécanismes de contrôle. Le fait de pouvoir identifier et exprimer ses peurs dans un espace sécurisé peut permettre de dépasser ses difficultés.
Les leaders qui affrontent leurs peurs en les travaillant (« de quoi ai-je peur ? », « quand ai-je peur ? », « quelles mesures préventives puis-je prendre pour me rassurer ? », etc.) acquièrent de la souplesse managériale et ce, également hors situations de conflits.
Dans ce type d’intervention, le travail sur les émotions se fait en lien avec les croyances (approche cognitive) et comportements (approche comportementale) de l’individu. En partant de situations problématiques ou stressantes (perçues chez soi ou chez autrui) ou de croyances qui bloquent l’action, plusieurs stratégies sont possibles : assouplissement de la croyance (par déconstruction des faits, vérification des infos, confrontation à des informations opposées), invitation à l’action éprouvée comme difficile par étapes (« petits pas »), etc.
Recommandations
Considérer les émotions comme une ressource
Ce changement de paradigme (par rapport à l’idée que certaines émotions sont quelque chose de négatif, dont il faudrait se débarrasser) permet de rendre du pouvoir à l’individu. Les émotions ne sont pas quelque chose de totalement subi, mais peuvent diriger vers l’action et le changement.
Travailler sur ses propres émotions, de manière individuelle, éventuellement accompagnée
Il s’agit de prendre conscience de ses propres fonctionnements émotionnels, reconnaître ses peurs, conditionnements et blocages émotionnels.
Approche cognitive et approche comportementale
Deux méthodologies sont possibles, et ce en parallèle : changer les croyances pour changer les émotions ou changer les comportements pour changer les émotions.