Le mardi 27 octobre 2015, l’Université de Paix proposait un atelier philo, à propos des « causes du mal ». Vaste thème très fortement coloré du point de vue moral.
Un atelier philo ?
L’atelier philo est un dispositif de discussion spécifique. Il ne s’agit pas d’une conférence lors de laquelle l’animateur transmet ses connaissances à un public. En l’occurrence, l’atelier philo de l’Université de Paix offre un espace de rencontre et de discussion convivial sur un thème en lien avec la gestion de conflits, les relations humaines et la communication.
L’angle philosophique proposé est double : il s’agit à la fois d’analyser une question de philosophie morale (le bien, le mal, les relations humaines, etc.), mais aussi d’appliquer une certaine « forme » questionnement. En effet, il n’est pas question de se situer dans une querelle d’opinions, mais de construire ensemble une problématique. L’atelier vise à conceptualiser (nommer, définir, délimiter, nuancer), problématiser, questionner les présupposées ou encore argumenter (construire ensemble, cf. notamment Tozzi).
L’atelier est également régi par quelques règles visant à favoriser une bonne répartition de la parole, le droit à l’expression d’un désaccord qui porte sur les idées, ou encore un climat général de bienveillance consistant à « penser avec » l’autre, dans une optique coopérative.
Voici une mise en situation.
Des citations
Afin d’alimenter la réflexion, différentes citations vous sont proposées :
De même que l’horreur est la mesure de l’amour, la soif du mal est la mesure du bien.
Georges Bataille, La littérature et le mal.
La proposition « L’homme est mauvais », ne peut vouloir dire autre chose que « Il a conscience de la loi morale et il a cependant admis dans sa maxime de s’en écarter (à l’occasion) ».
Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison.
Ce sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui font faire aux enfants le premier pas vers le mal.
Jean-Jacques Rousseau, Confessions.
Les choses extérieures ne dépendent pas de moi ; ma volonté dépend de moi. Où chercher le bien et le mal ? En moi-même, dans ce qui est mien.
Épictète, Entretiens.
La volonté ne consent au mal que par crainte de tomber dans un mal plus grand.
Dante, La Divine Comédie.
Le mal est aisé, il y en a une infinité, le bien est presque unique.
Pascal, Pensées.
C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal.
Hannah Arendt, Le système totalitaire.
Avant de lire la suite de l’article, je vous invite peut-être à choisir une ou plusieurs citations qui vous intriguent ou vous questionnent. Que signifient-elles ? En quoi êtes-vous d’accord ou en désaccord avec ce que vous en comprenez ?
Un mal proprement humain, banal ou calculé
Afin de délimiter la discussion, nous choisissons d’identifier le mal comme nuisance à autrui, comme synonyme de violence. Il s’agit du mal « moral », humain, et non des maux qui seraient commis par la nature, les maladies ou les animaux, par exemple.
Le mal est une problématique proprement humaine. En effet, comme l’expriment les citations de Bataille et de Kant, le mal humain est le corollaire d’un certain bien humain, d’une morale humaine. Si nous parlons de mal, c’est parce que nous avons une certaine idée du bien, et vice-versa.
Un questionnement porte sur les origines du mal dans l’être humain lui-même. Est-il intrinsèquement mauvais, égoïste ou belliqueux (cf. Hobbes), ou au contraire bon par nature et perverti ou soumis au mal par les contraintes d’un système extérieur (Rousseau) ? Une tierce voie, celle de l’existentialisme (Sartre), consiste à dire que l’être humain n’est ni bon ni mauvais par nature, mais qu’il se définit au fil de ses actes. La citation d’Epictète va également en ce sens : c’est ma volonté qui définit mes actes, bons ou mauvais. Cela a pour conséquence que l’être humain est toujours responsable des actes qu’il pose (alors que s’il est bon ou mauvais par nature, ce n’est au final pas de son ressort).
Dès lors, interrogeons les raisons du mal. Si ces raisons ne sont « en nous », dès lors, pourquoi arrive-t-il que certains choisissent, à un moment donné, de faire du mal ?
Une piste est donnée par la citation de Dante : le mal n’est pas vraiment un choix, l’être humain y consent pour éviter un mal supérieur. Cela rejoint les morales utilitaristes, ou encore la pensée de Machiavel, pour qui vulgairement « la fin justifie les moyens ». Autrement dit, un mal peut se voir justifié par le fait d’éviter une souffrance supérieure, ou encore si celui-ci « profite » au plus grand nombre. Cette vision pose de sérieux problèmes en termes d’équité.
A contrario, selon la morale kantienne, il existe des actes « bons » en soi, dans la mesure où ils visent une certaine universalité. Le mal serait simplement lié à une intention de ne pas suivre la règle morale, guidée par exemple par des motifs intéressés.
A la lumière de ces considérations, nous pouvons aborder quelques présupposés spécifiques à la Communication NonViolente (CNV). En tant que courant fortement représenté à l’Université de Paix, la CNV illustre une manière de se positionner. En réalité, la CNV part d’un postulat plutôt existentialiste, voire Rousseauiste : l’humain n’est pas enclin au mal par nature. Dès lors, pourquoi certains individus adoptent-ils parfois des comportements destructeurs ? Une réponse possible est que ce comportement est la conséquence de la frustration résultant d’un besoin non-assouvi, d’une émotion qui n’a pas été exprimée ou entendue. A l’origine de la violence, il y aurait donc avant tout un besoin universel, qu’il s’agisse d’un besoin vital (manger, boire, se reposer…) ou social (sécurité, appartenance, calme, etc.).
Hannah Arendt semble cependant dire autre chose, lorsqu’elle dit que le mal s’inscrit dans le vide de la pensée. Arendt a suivi de très près le procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann. Une chose qui l’a choquée est qu’Eichmann n’avait pas de haine (animosité ou hostilité) particulière envers les juifs. Il n’avait pas non plus de motif, de motivation particulière. Il ne s’agit donc ni d’une intention hostile, ni d’une vision utilitariste idéologique, ni d’un besoin non-assouvi. Selon ses dires, Eichmann n’a fait que « suivre les règles ». Eichmann n’était pas stupide : il ne se sentait simplement pas « touché » par ses actes. C’est sur cette base qu’Arendt développe l’idée de « banalité du mal » : n’importe quelle personne (tout être humain « banal », ordinaire) peut commettre le mal le plus atroce si cette personne n’exerce pas son jugement moral. Ce mal survient lorsque l’être humain cesse de vouloir comprendre, de s’interroger sur ses actes.
Il s’agit d’une forme d’intelligence que nous pourrions relier à l’empathie, à l’écoute de l’autre et au fait de se poser des questions (un certain type d’esprit critique, dans cette mesure aussi). C’est une forme d’attention à l’autre, de bienveillance. En conséquence, le bien ne serait pas simplement l’absence de nuisance, de violence ou de destruction, mais il serait également le résultat d’un savoir-être bienveillant, qui « prend soin » de l’autre et de la relation. Un savoir-être qui n’est jamais acquis une fois pour toutes, mais qui peut être « entraîné ».